8 Avril 2010
Est-il possible de s’interroger sur le sens de la vie ? N’est-ce pas là une absurdité que de se questionner sur l’existence dans sa globalité, alors que nous en sommes une des composante ? Chercher un sens à la vie, ou en mesurer la valeur, suppose de disposer d’un étalon, d’une référence qui est extérieure à la vie elle-même. L’homme de son vivant ne peut être en dehors de la vie, car sinon il n’est plus…il est mort. Nietzsche en fait le constat dans Le Crépuscule des idoles : « La valeur de la vie ne saurait être évaluée. Pas par un vivant, car il est partie, et même objet de litige ; pas davantage par un mort, pour une tout autre raison ». Juger objectivement le sens de la vie nécessite de s’en extraire, ce qui nous est impossible. Cela n’empêche pas que nous ayons un avis, une vision du monde, mais elle restera toujours sous l’emprise de notre interprétation. Ainsi, la révélation pour Nietzsche n’existe pas. Aucune vérité transcendante ne nous attend, quelque part, dans un arrière-monde. Pas plus que l’ordre n’existe en soi. Il est une production humaine, car le monde, avant que d’être interprété, est chaotique : « Le caractère général du monde est au contraire de toute éternité chaos, non pas au sens de l’absence de nécessité, mais au sens de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu’on leur donne. A en juger du point de vue de notre raison, ce sont les coups malheureux qui constituent la règle, les exceptions ne sont pas le but secret et tout le carillon répète éternellement son air, qui ne mérite jamais d’être qualifié de mélodie ». (Le Gai Savoir – Nietzsche). Ainsi, le monde, tel qu’il se présente devant nous, est à notre image. D’ailleurs, les notions de chaos et d’ordre n’échappent pas non plus à la représentation. Il y a de l’humain dans toute réalité, avec toute la diversité que cela induit car chacun est différent de son voisin. Pourtant, Nietzsche distingue un principe universel, qui s’applique à tout homme, mais également à tout être vivant, ainsi qu’au monde végétal, et pourquoi pas à la matière dans son ensemble : la croissance. Nous augmentons, en grandissant par exemple dans la première partie de notre vie, et en âge aussi tout au long de notre existence. D’une façon plus générale, la vie ne stabilise pas, elle est en mouvement, dirigée vers l’avant. Seule la fin stoppe cette avancée. Nietzsche dénomme ce principe : la volonté de puissance : « Mais qu’est-ce que la vie ? Sur ce point, une nouvelle version plus déterminée du concept de « vie » est donc nécessaire : à ce propos ma formule s’appelle : la vie est volonté de puissance » (Fragment posthume de 1885-1886 – Nietzsche).
La vie, selon Nietzsche, consiste donc à vouloir toujours davantage. La vie est aussi plus que la volonté de vivre, car on ne veut pas ce que l’on possède déjà. Elle ne se résume pas non plus à une lutte exclusive destinée à survivre. La vie est dépassement. Autrement dit, elle ne se satisfait pas de ce qu’elle est, ni de ce qu’elle possède. C’est pourquoi la survie est une démonstration de faiblesse en ne consistant qu’à maintenir un état. La volonté de puissance ou la force, consiste à prolonger ou dépasser ce qui est, pour atteindre autre chose de plus fort encore. Et même si l’on considère que le « toujours plus » par certains aspects est immoral et qu’ainsi on s’évertue à condamner cette démarche, cette condamnation n’en reste pas moins encore une expression de la volonté de puissance par la censure. Même l’obéissance et le sacrifice lui appartiennent. Obéir, c’est se soumettre à un ordre pour profiter de la force partagée, collective. SE sacrifier, c’est donner sa vie pour atteindre, avec la mort, une puissance inespérée en tant que vivant : « Car tout en vous sacrifiant avec enthousiasme et en vous immolant vous-mêmes, vous jouissez de l’ivresse que procure la pensée de ne plus faire qu’un, désormais, avec le puissant, fût-il dieu ou homme, auquel vous vous consacrez : vous êtes enivrés du sentiment de sa puissance que vient de confirmer un nouveau sacrifice. En vérité vous vous sacrifiez seulement en apparence, car par la pensée vous vous métamorphosez plutôt en dieux, et vous jouissez de vous-mêmes comme si vous étiez des dieux » (Aurore – Nietzsche).
On ne peut donc pas naturellement s’écarter de la volonté de puissance. Nietzsche y trouve la valeur de la vie, le seul sens qui s’applique à tous et qui donc ne peut être blâmé, au contraire : « Qu’est-ce qui est bon ? – Tout ce qui élève en l’homme le sentiment de la puissance, la volonté de puissance, la puissance même. Qu’est-ce qui est mauvais ? – Tout ce qui provient de la faiblesse. Qu’est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la force croît, qu’une résistance est surmontée » (L’Antéchrist – Nietzsche). Cependant, faut-il admettre que la volonté de puissance détermine l’homme, ce qui laisse à penser qu’elle est instinctive et qu’ainsi, nous ne serions guère différents de l’animal, en étant prédestinés par une force naturelle à laquelle nul ne peut se soustraire ? Nietzsche répond que non en considérant que la volonté de puissance, pour ce qui concerne l’homme, s’exprime selon un ordre qu’il s’est fixé. L’homme agence en quelque sorte les choses en leur donnant un sens, et seul lui est détenteur de cet agencement. Il reconnaît ainsi à l’être humain une responsabilité, même si celui-ci n’est pas totalement libre. D’ailleurs, lorsque la volonté de puissance se fait violence, il impute cette dernière aux faibles, c'est-à-dire à ceux qui sont incapables d’être fort par eux-mêmes, les poussant ainsi à s’accaparer l’énergie des autres. La volonté de puissance n’est donc pas la guerre, même si la pensée nietzschéenne fût récupérée par des esprits belliqueux. Nietzsche va d’ailleurs jusqu’à associer la volonté de puissance et le don. Le fort est celui qui partage le trop-plein de puissance en lui, comme l’artiste par exemple qui livre à celui qui l’écoute ou approche son œuvre le fruit d’une pensée éclairante : « Que la hauteur solitaire ne soit pas éternellement vouée à la solitude et ne se contente pas éternellement d’elle-même ; que la montagne descende à la vallée et que les vents des sommets descendent vers les bas-fonds » (Ainsi parlait Zarathoustra – Nietzsche).
Nietzsche précise également que la volonté de puissance a besoin de s’approprier les choses, d’en être maîtresse, pour s’exercer. Cette maîtrise ne s’acquiert que par la connaissance, laquelle repose sur l’interprétation : « La volonté de puissance interprète : dans la formation d’un organe il s’agit d’une interprétation, elle délimite, détermine des degrés et des différences de puissance. […] En vérité l’interprétation est en elle-même un moyen pour devenir maître de quelque chose » (Fragment posthume de 1885). L’interprétation est ainsi l’accès au réel. Il s’agit pour l’homme de disposer d’une vision du monde, et ainsi de donner du sens car cela lui appartient, et non à une quelconque entité supérieure, dont l’existence n’est pas fondée. Nietzsche est catégorique à ce propos : « Il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations » (Fragment posthume de 1887 – Nietzsche). Cette proposition ouvre une nouvelle perspective : il n’y a pas un sens unique à l’existence, mais une infinité, compte tenu de la multiplicité caractéristique de la dimension humaine. Ainsi, Nietzsche nous apprend que cet infini est la condition de notre liberté, même si celle-ci est toute relative, et qu’ainsi il ne faut pas y déceler un abîme, mais une promesse.