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Les chemins de la culture

Philosophie, économie, politique, littérature, la culture rendue accessible à tous

L'art creuse un peu plus la caverne...ou lorsque Platon condamne l'art tant qu'il est une apparence de l'apparence

Platon-art-philosophie.jpgPlaton n’aimait pas les artistes ? Au premier abord, nous pourrions répondre qu’il ne leur accordait aucun crédit. Mais il n’en est pas moins le premier à penser l’art, avec en perspective l’idée du Beau. Avant lui, les présocratiques ne s’étaient guère intéressés à la question. Ce qui l’on retient ordinairement de la pensée platonicienne à propos de l’art, c’est sa conclusion, à savoir que les artistes n’auraient pas leur place dans la Cité idéale. Platon en effet est un idéaliste. Seul importe pour lui les essences éternelles dont l’âme est privée, la faute aux apparences qui la détournent avec l’aide du corps. Le Beau n’échappe pas à ce détournement. Selon Platon, l’homme est surtout animé par les choses qu’ils trouvent belles sans pour autant atteindre la beauté en soi. Platon oppose ainsi la beauté sensible, celle dont le contact nous est permis avec nos sens, de la beauté éternelle, idéale, que nous ne connaissons pas. Pour illustrer cette inaccessibilité, le philosophe met en scène son maître dans un dialogue appelé Hippias majeur, Socrate donc, que l’on trouve embarrassé dans sa volonté de définir le beau, embarras dont il fait part au sophiste Hippias pour que celui-ci lui vienne en aide : « Tout dernièrement, excellent Hippias, je blâmais dans une discussion certaines choses comme laides et j’en approuvais d’autres comme belles, lorsque quelqu’un m’a jeté dans l’embarras en me posant cette question sur un ton brusque : « Dis moi Socrate, d’où sais-tu quelles sont les choses qui sont belles et celles qui sont laides ? Voyons, peux-tu me dire ce qu’est le beau ? » Et moi, pauvre ignorant, j’étais bien embarrassé et hors d’état de lui faire une réponse convenable. Ainsi, en quittant la compagnie, j’étais fâché contre moi-même, je me grondais et je me promettais bien, dès que je rencontrerais l’un de vous autres savants, de l’écouter, de m’instruire, d’approfondir le sujet et de revenir à mon questionneur pour reprendre le combat. Aujourd’hui tu es donc venu, comme je disais, fort à propos. Enseigne-moi au juste ce que c’est que le beau et tâche de me répondre avec toute la précision possible, pour que je ne m’expose pas au ridicule d’être encore une fois confondu. » Comme tout homme, Socrate juge beau ou laid ce qui se présente à lui, sans être cependant en mesure de déterminer sur quelle référence il se base pour porter ce jugement. On trouve par exemple qu’une jeune fille est belle. Soit ! Mais cette beauté dont on la vante, sur quoi repose-t-elle ? Qu’est-ce qui la fonde ? S’interrogeant ainsi, voilà que le trouble s’empare de toute argumentation. N’est-ce pas alors que de parler sans savoir au sujet de ce qui est beau sans avoir préalablement défini ce qu’est la beauté ? Faut-il pour cela s’appuyer sur ce qui nous apparaît beau pour en distinguer l’essence ? Mais ce qui est beau pour nous ne saurait être la beauté en soi ; il n’en est qu’une représentation, une illustration, et pourtant c’est cette beauté là à laquelle on accède. Serions-nous alors dans une impasse ? Ou alors faut-il s’écarter des choses belles en considérant qu’elles sont incomplètes pour ce qui est de la beauté en soi, en se concentrant sur autre chose ? Mais quelle est cette autre chose ? De plus, ce qui est beau, ce que l’on juge comme tel, ne l’est-il pas justement parce que nos sens nous autorisent à le trouver beau ? N’y-a-t-il pas aussi associé à la beauté une réaction qui nous anime, soit le plaisir ? Platon, ou Socrate, pense d’ailleurs cette association, mais il la restreint à deux des cinq sens : l’ouïe et la vue. Pour ce qui du goût, de l’odorat, du toucher, le beau selon lui ne serait pas en jeu. La preuve, on ne dit pas d’un met délicieux qu’il est beau, ou d’un parfum enivrant qu’il exprime la beauté. Par contre, l’on voit ou l’on entend une chose belle. C’est ce que nous explique Platon, une fois encore dans l’Hippias majeur : « C’est que, dirons-nous, tout le monde se moquerait de nous, si nous disions que manger n’est pas agréable, mais beau, et qu’une odeur suave n’est pas chose agréable, mais belle. Quant aux plaisirs de l’amour, tout le monde nous soutiendrait qu’ils sont très agréables, mais que, si on veut les goûter, il faut le faire de manière à n’être vu de personne, parce qu’ils sont très laids à voir. » Ainsi, voilà une distinction essentielle à propos du beau, c’est qu’il ne touche pas directement le corps, il ne produit pas de sensation physique. L’intérêt corporel n’est pas concerné par le beau ; celui-ci désintéresse le corps. Seul l’esprit pourrait être sujet à la beauté en soi, ce qui n’empêche pas que la beauté plaise. Mais c’est ce plaisir que Platon considère comme corrupteur : « Les amateurs de sons et de spectacles, repris-je, se délectent des belles voix, des belles couleurs, des belles formes et de tous les ouvrages où se manifeste la beauté ; mais leur esprit est incapable d’apercevoir et d’aimer la nature du beau en soi. » L’apparence serait donc à bannir car elle nous éloigne de toute essence. On pourrait cependant rétorquer que ce qui apparaît beau est une manifestation du beau idéal car que serait-il, sinon le néant, sans expression réelle. Hegel nous dit à ce propos que « l’apparence est essentielle à l’essence ». La beauté sensible, même si elle est affaire de jugement particulier, n’en serait ainsi pas moins le signe de la beauté essentielle, intelligible pour reprendre le jargon platonicien. N’y aurait-il pas alors un relais permettant de passer d’une beauté sensible au beau idéal ? Bien qu’il condamne les apparences, Platon pense une correspondance possible entre elles et le monde intelligible, et ce grâce à l’amour. Aimer un beau corps, avec toute sa sensibilité, serait une première étape, celle qui permet ensuite d’apercevoir que d’autres corps sont beaux et qu’ainsi, même s’ils sont différents, ils portent en eux quelque chose de commun et qui donc les réunit, c’est-à-dire le beau en soi. Cette beauté première qui nous émeut est certes d’ordre physique, mais lorsqu’elle est par la suite réfléchie, le corps s’évanouit pour laisser place à l’âme comme porteuse de la beauté. Voilà une proposition que Platon énonce dans le Banquet : « Après quoi, c’est la beauté dans les âmes qu’il estimera plus précieuse que celle qui appartient au corps : au point que, s’il advient qu’une gentille âme se trouve dans un corps dont la fleur n’a point d’éclat, il se satisfait d’aimer cette âme. »

 

Pour Platon, le but de l’amour est d’atteindre la beauté intelligible. L’amour ainsi est philosophe en accordant à l’amant la faculté d’accéder au beau en soi, ou plutôt de le retrouver, la logique platonicienne voulant que l’âme le connût avant que d’être prisonnière d’une enveloppe corporelle. C’est pour cela, selon Platon, que l’esprit s’oriente sans réflexion vers les belles choses, s’agissant  d’une reconnaissance, d’une réminiscence, comme un souvenir enfoui au plus profond de soi et que l’amour fait remonter à la surface. Le beau serait ainsi une porte entre deux mondes, l’un sensible, l’autre intelligible, ce qui fait son caractère exceptionnel car rien d’autres selon Platon n’autorise cette communication. Cette exception, le philosophe grec cependant ne la célèbre pas. Il va même jusqu’à condamner l’art dont l’ambition est pourtant de représenter le beau, donc de créer des portes. Platon considère en effet qu’il s’agit bien plus d’une activité humaine dont la finalité se résout à imiter des apparences et il l’estime de ce fait comme une illusion de plus, s’ajoutant au paraître illusoire. La caverne serait ainsi un peu plus profonde avec l’art, emprisonnant l’âme dans des bas-fonds où les essences n’y demeurent pas. Sa condamnation n’est pourtant pas absolue. Il distingue en effet dans l’art une forme qui mérite d’être accueillie, mais si celle-ci est plus artisanale qu’artistique. Rappelons qu’à l’époque de Platon, la distinction n’est pas faite entre l’art et l’artisanat. Toujours est-il que Platon voit chez certains artistes-artisans une capacité à faire d’un concept une réalité matérielle, et c’est cette aptitude qu’il apprécie. Le seul artiste n’aurait pas ce mérite en ne faisant qu’imiter ce qui paraît et non ce qui est. Platon demande d’ailleurs, dans République, d’avoir cette différence en tête pour considérer ce qu’il en est du rapport d’une œuvre avec le monde : « Maintenant, considérons ce point ; lequel des deux buts se propose la peinture relativement à chaque objet : est-ce de représenter ce qui est tel qu’il est, ou ce qui paraît tel qu’il paraît ? Est-ce l’imitation de l’apparence ou de la réalité ? » En copiant des phénomènes, l’art néglige la vérité, telle est la conclusion de Platon. L’artiste serait alors un homme dangereux lorsque son œuvre n’est qu’une apparence de l’apparence, dont la présence n’est pas souhaitable dans la Cité idéale telle qu’il l’imagine. Mais que cette œuvre soit la traduction d’une essence, de l’être en soi, et alors son auteur retrouve toute l’estime de Platon et obtient son statut de citoyen.

 

La pensée de Platon n’est donc pas une condamnation de l’art dans sa totalité. Elle divise plutôt une activité qui pourtant revendique d’être un trait d’union entre la matière et l’esprit, mais qui est aussi un écho de l’opposition entre idéalisme et naturalisme, écho qui sera entendue par toute la philosophe de l’art.

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