7 Décembre 2014
L'homme en soi n'est pas absurde, comme le monde ne l'est pas non plus, mais c'est dans le rapport que l'homme entretient avec le monde que l'absurde puise sa source. La conscience revendiquant sa propre justification, les explications laissent place au sentiment d'absurdité. Camus le dit, l'absurde est un divorce, lorsque l'homme n'adhère plus sans sourciller au réel, cherchant à dépasser le monde pour en saisir le sens : « […] l'absurdité naît d'une comparaison. Je suis donc fondé à dire que le sentiment de l'absurdité ne nait pas d'un simple examen d'un fait ou d'une impression mais qu'il jaillit de la comparaison entre un état de fait et une certaine réalité, entre une action et le monde qui le dépasse. » L'homme en cherchant à savoir ce qu'il ne peut connaître se trouve face à un mur de silence, ce monde qui ne dit rien. Il y a ici un rapport de force entre un souhait, une volonté, et des limites, ces murs absurdes dont parlent Camus et qui sont un silence assourdissant. L’absurde n’existe qu’avec la lutte, la confrontation sans terme, donc sans espoir, ni renoncement : « Et poussant jusqu'à son terme cette logique absurde, je dois reconnaître que cette lutte suppose l'absence totale d'espoir (qui n'a rien à voir avec le désespoir), le refus continuel (qu'on ne doit pas confondre avec le renoncement) et l'insatisfaction consciente (qu'on ne saurait assimiler à l'inquiétude juvénile). » Est-il possible alors de vivre sans jamais cesser de lutter ? Car en effet, après avoir reconnu l'absurde, il n'est plus possible de l'oublier. Toute amnésie est interdite. On comprend que le monde en soi n'a pas de sens, que la réflexion épuise tout espoir. Et pourtant, certains penseurs ayant reconnu l'absurdité du monde et partis de ce constat pour développer leur réflexion, finissent par révoquer l’absurde en proposant des perspectives supranaturelles : « Par un raisonnement singulier, partis de l'absurde sur les décombres de la raison, dans un univers fermé et limité à l'humain, ils divinisent ce qui les écrase et trouvent une raison d'espérer dans ce qui les démunit. Cet espoir forcé est chez tous d'essence religieuse. » Jaspers, nous dit Camus, est de ceux-là : « Il n'a rien trouvé dans l'expérience que l'aveu de son impuissance et aucun prétexte à inférer quelque principe satisfaisant. Pourtant, sans justification, il le dit lui-même, il affirme d'un seul jet à la fois le transcendant, l'être de l'expérience et le sens supra-humain de la vie en écrivant : « L'échec ne montre-t-il pas, au-delà de toute explication et de toute interprétation possible, non le néant mais l'être de la transcendance. » Cet être qui soudain, et par un acte aveugle de la confiance humaine, explique tout, il le définit comme « l'unité inconcevable du général et du particulier » ». Jaspers, pour se sortir de l'inexplicable, donne une explication invérifiable. Camus veut mettre ici en évidence un aveuglement de la pensée, quand la raison s'en remet à quelque chose qu'elle ne peut démontrer. La raison cède parfois à une foi consolatrice, ce qui est le cas de Jaspers en transcendant ce qui le dépasse. Cette transcendance est bien le ressort des religions, avec l’espoir en toile de fond.
Ainsi, puisque la raison ne peut tout expliquer, donnons au monde une explication que la raison ne saura contredire. Camus n'accepte pas cette issue, voyant là un subterfuge, une façon de tromper son monde. Tout comme il ne se range pas derrière l’avis de Chestov qui est de considérer que Dieu existe parce que tout ne peut s’expliquer, et qu’il est mieux de s’abandonner au divin lorsque la raison est à son terme. Autrement dit, Chestov donne à l’absurde un visage, celui de Dieu, et derrière ses traits divins une possibilité de retrouver un espoir. Cette déshumanisation de l’absurde, Camus la qualifie de dérobade. Et Camus de livrer, par opposition à Chestov, sa position quant aux limites de la raison : « Pour Chestov, la raison est vaine, mais il y a quelque chose au-delà de la raison. Pour un esprit absurde, la raison est vaine et il n’y a rien au-delà de la raison. » Tout est dit : l’absurde existe dans le rapport entre l’homme et le monde, nullement en dehors. Et ce qui fait le sentiment d’absurdité est de ne consentir à aucune perspective hors de la raison tout en concédant à celle-ci qu’elle ne peut pas tout. D’ailleurs, à propos des limites de la raison, Camus explique que celles-ci sont conditionnées, relatives, que le passage de la raison à l’irrationnel n’est pas systématique pour toute situation donnée : « Les lois de la nature peuvent être valables jusqu’à une certaine limite, passée laquelle elles se retournent contre elles-mêmes pour faire naître l’absurde. Ou encore, elles peuvent se légitimer sur le plan de la description sans pour cela être vraies sur celui de l’explication. » L’épistémologie ne nous enseigne-t-elle pas que de science absolue, il n’en est point, ne nous souffle-t-elle pas que toute recherche de la connaissance s’inscrit dans des environnements particuliers, selon des paradigmes qui un jour s’effacent pour laisser place à d’autres…
La raison ne peut pas tout expliquer, l’irrationnel est son terme. La science progressant bouge certes les limites entre ce qui est raisonnable et ce qui ne s’explique pas. Il n’en existe pas moins une frontière irréductible entre la raison et l’irrationnel, comme l’horizon qu’aucun mouvement ne dissous. L’homme absurde sait cela et ne cherche pas à donner à l’irrationnel une couleur, un visage, un décor, pour masquer les faiblesses de la raison. Il n’est pas question de trouver une consolation. Pour Camus, l’homme absurde est sans espoir : « Il reconnait la lutte, ne méprise pas absolument la raison et admet l’irrationnel. Il recouvre ainsi du regard toutes les données de l’expérience, et il est peu disposer à sauter avant de savoir. Il sait seulement que dans cette conscience attentive, il n’y a plus de place pour l’espoir. »