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Les chemins de la culture

Philosophie, économie, politique, littérature, la culture rendue accessible à tous

Pour entrer dans l'oeuvre d'Albert Camus - Le mythe de Sisyphe - Chapitre deux - Les murs absurdes - Commentaires, analyses, explications - 3ème partie

Ce qui n’est pas raisonnable n’est pas non plus absurde. Il est des choses qu’y échappe à la raison, tout simplement, ou bien pourrions-nous dire, se référant à Pascal, la raison a ses raisons que le cœur n’a pas. Ce n’est donc pas la raison qui est absurde, tout comme ne l’est pas ce qui n’est pas raisonnable. C’est leur relation qui l’est. Est absurde le rapport entre une explication qui se cherche et le monde qui n’a rien à expliquer : « Je disais que le monde est absurde et j’aillais trop vite. Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend autant de l’homme que du monde. » Dès lors, à quoi bon ? Est-il encore possible de penser le monde sachant celui-ci irréductiblement indifférent à nos attentes ? : « A partir du moment où elle est reconnue, l’absurdité est une passion, la plus déchirante de toutes. Mais savoir si l’on peut accepter leur loi profonde qui est de brûler le cœur que dans le même temps elles exaltent, voilà toute la question. » Avant de proposer une réponse à cette interrogation essentielle, Camus s’intéresse à la pensée et son mouvement, lorsque l’intellect s’élance dans des recherches fondamentales avec pour perspective un désert. Camus, pour illustrer sa réflexion, nous parle d’Heidegger, de Jasper, de Chestov, de Kierkegaard, tous penseur qui partant de la raison finissent par la récuser. Heidegger intercale entre celui qui pense le monde et le monde lui-même, ce qu’il désigne comme le souci, lequel par la conscience qu’on en a conduit à l’angoisse sans qu’il soit possible ensuite de la dépasser : « Pour l’homme perdu dans le monde et ses divertissements, ce souci est une peur brève et fuyante. Mais que cette peur prenne conscience d’elle-même, et elle devient l’angoisse, climat perpétuel de l’homme lucide « dans lequel l’existence se retrouve » ». Issue tragique que celle d’Heidegger à propos de l’homme dont l’aspiration à se penser lui-même et à ce qui l’entoure l’amène inéluctablement à l’angoisse. Vivre est une chose, exister en est une autre. Selon Camus, Heidegger promet l’angoisse pour tout décor de l’existence. Nous pourrions dès lors être tentés de retourner vivre au lieu d’exister. Mais ce revirement est-il encore possible une fois toute naïveté abolie, toute illusion éteinte, lorsque le divertissement ne nous est plus d’aucun secours ? Le souci, l’angoisse, sont des échos de la mort. Tout s’arrête là, semble vouloir dire Heidegger d’après Camus. On a conscience de sa fin, et puis plus rien.

Camus, à propos de Jaspers, nous explique que celui-ci est bien conscient de l’impuissance de la raison, de ses limites, que jamais elle ne possédera ce qu’elle vise. Mais à la différence d’Heidegger, Jaspers cherche une sortie de secours, et la trouve dans la transcendance, dans la divinisation : « Dans ce monde dévasté où l’impossibilité de connaître est démontrée, où le néant paraît la seule réalité, le désespoir sans recours, la seule attitude, il (Jaspers) tente de retrouver le fil d’Ariane qui mène aux divins secrets. » Jaspers explique que la raison se condamne elle-même puisqu’elle dispose d’une arme impitoyable, la démonstration, et que cette arme se retourne contre celle qui l’emploie. Le divin est au bout de ce suicide de la raison.

Camus dit ensuite de Kierkegaard qu’il est celui qui « fait mieux que de découvrir l’absurde, il le vit. » Camus voit dans le philosophe danois, au travers de son expérience, une façon de prendre position face à l’absurde. Il s’agit de penser des vérités sans accorder à l’une d’entres elles un statut particulier. En outre, ce que je pense vrai aujourd’hui, je le penserai différemment demain. La contradiction n’est jamais très loin de toute vérité déclarée. L’important ici n’est pas tant le résultat, mais le fait de viser un but tout en sachant que celui-ci ne sera jamais définitif. Kierkegaard est courageux en refusant tout compromis douillet, toute certitude, toute foi qui empêcherait la douleur de s’installer. Camus rend hommage à Kierkegaard en soulignant son courage : « Il refuse les consolations, la morale, les principes de tout repos. Cette épine qu’il se sent au cœur, il n’a garde d’en assoupir la douleur. Il la réveille au contraire et, dans la joie désespérée d’un crucifié content de l’être, construit pièce à pièce, lucidité, refus, comédie, une catégorie du démoniaque. » Ricaner face à l’absurde, rire pour répondre au silence assourdissant du monde, se moquer de tout et surtout de soi pour éviter toute comédie, voilà bien la réponse de Kierkegaard aux échecs de la raison : « Ce visage à la fois tendre et ricanant, ces pirouettes suivies d’un cri parti du fond de l’âme, c’est l’esprit absurde lui-même aux prises avec une réalité qui le dépasse. »

Camus nous explique également, concernant la phénoménologie, qu’elle est une façon de contourner le néant, avec pour principe qu’il n’y a pas de principe, point d’unité, mais de la diversité. La phénoménologie propose de mieux voir au lieu de penser ce qui ne peut l’être, à distinguer dans chaque phénomène la vérité qui lui est propre et n’appartient à rien d’autre. Camus, à propos de la phénoménologie : « Penser, ce n’est plus unifier, rendre familière l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est réapprendre à voir, à être attentif, c’est diriger sa conscience, c’est faire de chaque idée et de chaque image, à la façon de Proust, un lieu privilégié. Paradoxalement, tout est privilégié. Ce qui justifie la pensée, c’est son extrême conscience. » La lecture de chaque phénomène, pour celui qui y consacre toute son attention, est la promesse de découvrir une vérité, mais pas la vérité. La phénoménologie a une dimension méthodologique, elle ne console pas. Elle tente en quelque sorte une réhabilitation de la raison en cherchant une collaboration entre l’intelligence et les sens. Cette ambition, certes, est louable, mais elle n’atteint pas le cœur…

Le monde ne nous dit rien. Il n’est pas de signe dans la nature, point de message, sauf à interpréter. Cette indifférence absolue n’enlève rien à notre caractère humain. Nous désirons comprendre, connaître la raison de notre présence, et cela même si la terre nous renverra toujours à la figure nos questions sans réponse. L’absurde se trouve dans ce renvoi et nous n’avons pas d’autre choix que de vivre avec : « L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. C’est cela qu’il ne faut pas oublier. C’est à cela qu’il faut se cramponner parce que toute la conséquence d’une vie peut en naître. »

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D
L'Absurde de Camus est intéressant. Cela me fait penser à deux figures présocratiques : Héraclite et Parménide. Elles représentent le schisme, au sens étymologique, entre le monde (qui change constamment) et les désirs humains (aspirant au "durable"). De là naît certainement la tragédie, le drame et quelque-part l'absurde. S'en défaire, c'est trouver les richesses du Réel dans le changement et ses nombreuses variations...
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