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Les chemins de la culture

Philosophie, économie, politique, littérature, la culture rendue accessible à tous

Alain Finkielkraut – Extrait d’un article du Monde, édition du 15 mai 1998

Finkielkraut.jpg« Dans son livre L’éducation de l’homme moderne, Eugenio Garin cite et commente le testament rédigé à Venise en 1420 par Simone Di Ser Giovanni Valentini. Le riche commerçant stipulait que ses fils, une fois terminée leur instruction primaire, devraient étudier « les auteurs, la logique et la philosophie ». Après quoi, toujours selon ses volontés, les jeunes gens ayant accompli leur éducation liberaliter se consacreraient à la profession de marchands et seulement de marchands.

Liberaliter : l’idée de liberté que contient cet adverbe vient des Grecs. Pour Aristote comme pour notre marchand vénitien, libre est l’homme qui, échappant à l’empire de la nécessité et au carcan de l’utile, peut s’épanouir dans le loisir, c'est-à-dire dans la contemplation, l’étude, la conversation en vue de la vérité.

Nous avons, nous autres modernes, réhabilité l’activité laborieuse. Aspirant, selon les mots de Levinas, à nous rendre maîtres de la terre pour servir les hommes, nous avons fait du travail un instrument de libération. Mais nous n’avons pas voulu, pour autant rompre avec l’éducation libérale. Même dans sa période la plus philistine, notre culture n’a jamais dit : tout est travail. Maintenant, vaille que vaille la distinction entre compréhension du monde et adaptation à l’environnement, nous avons continué de croire avec les Anciens, que l’accès à l’excellence humaine passait par l’expérience des belles choses et par la fréquentation des grands esprits. Par l’instruction publique, nous nous sommes même mis en tête de faire de la démocratie une aristocratie universelle, c'est-à-dire un monde où nul ne serait exclu du loisir de penser.

Ce rêve est tombé dans l’oubli. On a cessé de s’interroger sur les modalités et les difficultés de sa réalisation car on ne sait même plus qu’il a été imaginé un jour. Lorsque Philippe Meirieu, le responsable de la grande consultation des lycéens et des enseignants, propose d’instaurer au lycée la semaine des 35 heures (devoirs compris), aucun jeune ou vieux, aucune association de parents d’élèves, aucun journal, aucun parti, aucun syndicat ne s’émeut de cet alignement de l’univers scolaire sur celui du travail.

Skholê veut dire loisir mais il ne reste rien dans l’école postmoderne de son étymologie. L’ancestrale éminence de l’étude ayant été abolie par les pédagogues eux-mêmes, nous n’avons plus à notre disposition qu’une seule version de l’homme : l’animal laborans. Au bureau, au comptoir, à l’usine, dans la classe, devant le maître ou devant l’écran, sur le pot ou sur une chaise, de la naissance à la retraite, nous sommes des employés et, une fois achevé le voyage au bout de l’indifférenciation, le respect qu’on nous doit consiste à nous permettre, quelque soit notre âge ou le poste que nous occupons, de travailler toujours moins pour nous distraire et pour consommer toujours davantage. Le testament de Simone Di Ser Giovanni est devenu illisible. Il n’a donc plus valeur d’héritage. »

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