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2 Février 2012
Art.6. Quelle différence il y a entre un corps vivant et un corps mort.
Afin que nous évitions cette erreur, considérons que la mort n’arrive jamais par la faute de l’âme, mais seulement parce que quelqu’une des principales parties du corps se corrompt ; et jugeons que le corps d’un homme vivant diffère autant de celui d’un homme mort que fait une montre, ou autre automate (c’est-à-dire autre machine qui se meut de soi-même), lorsqu’elle est montée et qu’elle a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée, avec tout ce qui est requis pour son action, et la même montre ou autre machine, lorsqu’elle est rompue et que le principe de son mouvement cesse d’agir.
(Descartes - Les passions de l'âme).
En 1649, Descartes publie Les passions de l’âme, dernier de ses écrits diffusé de son vivant. Après avoir posé les conditions de la connaissance humaine, proposé une nouvelle méthode scientifique, Descartes traite de la morale inhérente au rapport qu’il conçoit entre les passions et l’esprit, tout homme disposant selon lui du libre-arbitre pour juguler ce que le corps soumet à l’âme. Car Descartes fait une distinction entre le corps et l’âme ; il les sépare pour ensuite les réunir quant à définir l’essence de l’homme. L’article six de la première partie de l’œuvre précédemment citée, objet de notre étude, s’inscrit dans ce dualisme. Il n’y est pas simplement question du corps et de ses deux états essentiels que sont la vie et la mort, comme le laisse entendre le titre de l’article, mais c’est toute la démarche philosophique de Descartes que l’on retrouve en substance dans ces quelques lignes. Descartes, en effet, débute son propos en avertissant le lecteur, parlant d’évitement d’erreur. Cette précaution est un axe majeur de l’entreprise cartésienne visant à fonder une science nouvelle. Ensuite, Descartes applique sa théorie de la séparation de l’âme et du corps pour concevoir la mort. Cette application l’amène ainsi, dans une troisième et dernière partie, à conclure sur la différence entre un corps vivant et un corps mort, conclusion en ligne avec la physique mécaniste dont Descartes est un des précurseurs. Notre étude s’attachera donc à mettre en perspective chacune des trois parties du texte ainsi identifiées avec la philosophie de leur auteur.
Afin donc que nous évitions cette erreur, telle est la vigilance introduite par Descartes. Mais de quelle erreur s’agit-il ? Pourquoi Descartes prend-il la peine de nous avertir immédiatement, avant que d’exposer ce qui, pour lui, diffère entre un corps vivant et un corps mort ? C’est que pour déterminer cette différence, il faut prendre garde à sortir des principes prétendus vrais par la science antique. Descartes en effet rompt avec la démarche et le contenu de la pensée aristotélicienne prédominante au XVIIème siècle. Concernant la méthode, Descartes s’écarte d’Aristote, lequel préconisait avant tout de définir le réel et d’user ensuite de l’expérience pour confirmer les essences préalablement établies de façon théorique. La physique aristotélicienne visait ainsi à produire des définitions de l’être, en distinguant des genres, puis catégoriser les différences au sein de chaque genre. Ainsi, même si Aristote ne définit pas directement ce qu’est l’homme, il conclut à son sujet qu’il est un animal rationnel. Descartes ne partage pas cette idée, ni la méthode employée par son illustre prédécesseur. Il emprunte bien plus une démarche autobiographique, dont l’itinéraire intellectuel le conduit d’une plongée introspective, donc du moi, à une conclusion d’ordre général, c’est-à-dire à distinguer l’essence humaine. Alors qu’Aristote reconnaissait dans l’homme une particularité du genre animal, Descartes fait de l’humain une union de l’âme et du corps qui le singularise au sein du monde. Autrement dit, avec Descartes, l’homme n’est plus un animal. Cette proposition est la conclusion d’une réflexion métaphysique en rupture avec la cosmogonie qui prévaut depuis plusieurs siècles. Alors que les Anciens représentaient avec certitude le monde comme clos et ordonné, dans lequel l’homme, comme tout être vivant, doit y tenir une place prédéterminé, Descartes emploie lui le doute de façon radicale. La science, selon lui, ne peut pas faire l’économie d’une remise en cause des principes anciens qui ne l’ont guère permise de progresser. La logique aristotélicienne est pour Descartes bien plus un procédé d’enfermement, avec la définition, que le vecteur d’une dynamique intellectuelle progressiste. Le doute donc, est l’outil pour casser les carcans métaphysiques et physiques qui circonscrivent la pensée depuis la Grèce antique. Mais le doute cartésien se veut pour autant constructif. En doutant, Descartes déconstruit pour reconstruire, s’évitant de tomber dans un scepticisme sans fin. C’est sa démonstration de l’existence de Dieu, avec la preuve ontologique, qui l’autorise à fonder une science nouvelle. En effet, Dieu en tant qu’entité supérieure et parfaite, qui donc ne peut qu’exister, est la première des causes sur laquelle tout autre peut être déduite, selon le principe de causalité. Avec le doute, Descartes rompt donc avec Aristote, et il propose de bâtir la connaissance à partir de Dieu car il est la toute première des évidences garantissant l’unité et la stabilité de toute science, notamment pour ce qui concerne la solidité des liens déductifs. C’est aussi à partir de Dieu que Descartes identifie l’homme comme l’union d’une substance pensante et d’une substance corporelle. Certes, la distinction entre le corps et l’âme n’est pas nouvelle. Platon s’est déjà appuyé sur celle-ci pour établir sa théorie du Ciel des idées. Mais l’originalité de Descartes est de considérer chaque substance comme indépendante l’une de l’autre, parce qu’opposables, mais unies à travers l’homme, et dont l’union est justement constitutive de l’essence humaine. C’est sur la base de ce postulat que Descartes affirme que les Anciens se sont trompés en pensant que l’âme est responsable de la mort. Selon lui, il faut éviter cette erreur de jugement et c’est de cela dont il nous prévient, en introduction de l’article six Des passions de l’âme.
Après nous avoir averti d’éviter toute erreur récurrente à propos de l’âme et du corps, Descartes nous précise sa position : « […] considérons que la mort n’arrive jamais par la faute de l’âme, mais seulement parce que quelqu’une des principales du corps se corrompt ; ». Ainsi, Descartes poursuit sa thèse dualiste concernant l’homme en l’appliquant à propos de la mort. Cette poursuite est une confirmation de la définition cartésienne de l’humain, car tout être, comme toute chose, se définit également selon sa finitude. Comme il en va du vivant, la mort est concernée également par la séparation du corps et de l’âme. Après avoir démontré l’existence de Dieu, et donc constitué le point d’ancrage de toute science, Descartes déduit de ce premier principe que lui existe, car il faut être pour penser, et notamment penser celui qui vous a fait. Mais la preuve d’une existence appelle une autre interrogation, à savoir l’essence de ce qui existe, la raison d’être. De cette essence, à son propos, mais en visant également l’homme en général, Descartes dit qu’il est une chose qui pense. Il poursuit en nous disant que la pensée est le propre de l’homme ; les animaux ne pensent pas. C’est ainsi que Descartes nous fait sortir de l’animalité dans laquelle Aristote nous avait maintenu. Mais l’homme n’est pas seulement une pensée en exercice. Descartes, comme chacun, fait l’expérience de son corps. Il en conclut que dans la nature coexistent deux substances, l’une pensante, l’autre corporelle, distincte toutes deux l’une de l’autre. Point d’esprit donc dans le corps, point de corps dans l’âme. Une frontière est irrémédiable et irréductible entre les deux. Mais, chose incompréhensible nous dit Descartes, c’est que ces deux substances sont unies pour créer l’homme sans que l’une ou l’autre ne soit une partie de l’une ou de l’autre. Il est d’ailleurs possible, avec l’homme, de les distinguer chacune. La pensée, donc l’homme, c’est ce qui reste lorsqu’est supprimée toute substance corporelle, et inversement à propos du corps. Cette distinction par soustraction est un temps fort de la métaphysique cartésienne parce qu’elle envisage l’âme comme une substance complète, sans composante corporelle. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas, selon Descartes, d’interaction entre le corps et l’esprit, bien au contraire, car l’union est aussi un jeu d’influences entre deux substances qui se frottent l’une à l’autre, qui se rencontrent. Ainsi, la passion, ou encore le sentiment, est l’action du corps sur l’esprit, alors que la volonté est l’influence de l’âme sur le corps. C’est d’ailleurs cette interaction qui est substantielle pour l’homme. Autrement dit, l’union est une troisième substance réunissant les deux autres que sont le corps et l’esprit, laquelle est l’essence de l’homme, et aussi la condition de toute science. En effet, pour connaître, il faut être en mesure de prendre de la distance avec ce qui peut être connu, de façon à réifier une part du réel pour qu’il devienne un objet de connaissance. Cette réification, pour Descartes, n’est possible qu’à la condition que l’esprit s’exonère de toute influence corporelle, parce que c’est justement cette interaction du corps sur l’esprit qui est source d’erreur. En effet, la pensée cartésienne nous dit que le monde connaissable est fait de matière, et le corps appartient à ce monde. Que celui-ci s’insère dans un processus de pensée visant à réifier le réel, et alors la distanciation nécessaire à toute connaissance objective s’éteint. En outre, sur un plan épistémologique, Descartes nous dit qu’est vrai ce qui est clair et distinct. Toute interaction du corps sur l’esprit crée par contre une tension altérant la clarté et la distinction, conditions sine qua none d’une science objective et possible selon Descartes, la pensée et le corps étant d’après lui parfaitement distincts ; il n’y a pas d’esprit dans la matière, et réciproquement. Raisonnons de la sorte, Descartes tord implicitement le cou aux superstitions, même s’il prévient, en introduction des Méditations métaphysiques, que son propos n’a pas de prétention théologique.
Que le sensible soit source d’erreur, la conclusion n’est pas nouvelle. Platon, nous l’avons déjà dit, pensait le corps comme corrupteur de toute entreprise visant la vérité. Mais Descartes se démarque de la pensée antique en affirmant que l’homme, avec l’âme, peut penser sans le corps, et qu’il le doit d’ailleurs pour atteindre les choses claires et distinctes. En d’autres termes, pour faire de la physique, il faut penser sans le corps, ni même penser l’union du corps et de l’esprit. Voilà pourquoi Descartes recommande de se tourner vers les mathématiques car celle-ci participent d’un procédé d’abstraction du réel échappant à toute emprise corporelle, donc nécessaire et suffisant pour construire une science sur des bases solides et durables, à l’inverse du caractère éphémère dont témoignent les passions. Considérer ainsi l’âme comme une substance à part entière autorise une conclusion l’excluant de toute responsabilité à propos de la mort. C’est aussi reconnaître le corps humain comme assimilable à toute matière présente, animée ou pas, soumis également aux lois de la mécanique comme il en va d’une montre, ou d’un automate.
Descartes conclut, à propos de la mort, qu’un corps ne diffère pas plus d’une machine, dans le sens où son contraire, la vie, se caractérise par le mouvement, manifestation que l’on retrouve aussi bien chez l’être vivant que dans tout mécanisme artificiel. Le monde matériel est selon l’auteur des Méditations métaphysiques une immense machinerie, sans finalité, mais régie par des lois, celles de la mécanique. Le corps humain n’échappe pas à ces lois de son vivant, comme tout animal ou toute chose animée. Pourquoi en serait-il différent s’agissant de la mort ? La mort, la vie, autant d’effets mécaniques pour Descartes. Le corps humain porte en lui le principe du mouvement, comme toute horlogerie, et ce qui fait qu’un corps meurt est la cessation d’action de ce principe. Plus que de mourir, il est question pour le corps humain, comme de la montre, d’un dysfonctionnement, dès lors que le cœur ne bat plus ou que les aiguilles se sont arrêtées. Dans une vision mécaniste du monde, le battement du cœur et le tic-tac de la montre sont du même ordre, et le mouvement une de leur modalité. Mais cette modalité ne se suffit pas à elle-même pour produire de l’animé. Encore faut-il qu’elle soit actionnée, qu’il y ait une force pour s’en saisir et déclencher le mouvement, celui-ci passant de l’état de principe, ou encore de puissance, à la matérialité, à l’acte. La mort, selon Descartes, n’est pas la disparition du principe de mouvement, mais une force qui ne s’exerce plus sur ce principe, et donc la fin de son action, l’absence de tout mouvement. Cette proposition cartésienne permet donc à son auteur une assimilation du corps humain à toute machine parce que leur fin est identique : « […] et jugeons que le corps d’un homme vivant diffère autant de celui d’un homme mort que fait une montre, ou autre automate (c’est-à-dire autre machine qui se meut de soi-même), lorsqu’elle est montée et qu’elle a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée, avec tout ce qui est requis pour son action, et la même montre ou autre machine, lorsqu’elle est rompue et que le principe de son mouvement cesse d’agir. »
Pour autant, il reste quelques interrogations de taille, à savoir quelle est la force générant le mouvement, par qui également, ou par quoi, et enfin pourquoi cette force est-elle ou non exercée. La comparaison de Descartes entre la machine et le corps humain s’arrête peut-être à ce stade de réflexion. On comprend aisément que le mouvement de l’automate est un effet voulu par son créateur, c'est-à-dire l’homme qui l’a fabriqué, en reproduisant dans la machine des lois mécaniques incluses dans la nature. Mais qu’en est-il de l’être humain ? Descartes pense bien que le mouvement, mais aussi la chaleur, n’ont pas de lien avec l’âme, qu’ils sont uniquement d’origine corporelle, contrairement à ce que proposaient les Anciens. C’est aussi pour cette raison que Descartes distingue bien le corps humain de l’homme lui-même. La vision mécaniste peut s’appliquer à un corps, vivant ou mort, animal ou humain, mais l’homme n’est pas qu’un corps. Il est, nous l’avons dit, aussi une substance pensante. Ainsi, l’homme-machine n’existe pas pour Descartes, même s’il s’essaie à trouver, dans la machinerie corporelle, un trait d’union entre le corps et l’âme pour que tous deux soient en mesure de communiquer. L’âme et le corps sont certes deux substances distinctes, mais la proposition cartésienne nous enseigne qu’elles se mêlent entre elles, d’où les interactions évoquées précédemment. Mais selon Descartes, cette interaction à propos de l’âme ne saurait avoir la teneur physique que réclame tout mouvement, s’agissant d’une substance pensante, alors que la physique est un commerce entre entités matérielles. Il y a donc une jonction entre la pensée et la matière dont l’homme est, pour Descartes, le seul résultat au monde, mais qu’il ne peut saisir avec l’entendement. Seuls les sens le permettent, mais il s’agit plus d’expérience sensible que d’une démarche intelligible capable de conceptualiser, voire de mathématiser, l’union de l’âme et de l’étendue. C’est alors vers Dieu que Descartes se tourne pour situer la cause première de la relation entre pensée et matière, entre âme et corps.
L’homme, selon Descartes, n’est pas une machine, ni un animal. Il n’est pas non plus un rouage d’une machinerie le transcendant, ni une composante mécanique s’inscrivant dans un dessein le dépassant, et cela même si son corps ne diffère en rien, selon la théorie cartésienne, de tout autre corps ou chose non humain, vivant ou pas. Nous pourrions dire, avec Descartes, que l’homme ne se singularise pas du reste du monde par son corps. C’est la pensée, sous-entendue la conscience, qui fait l’homme, mais celle-ci pour exister réellement est unie avec le corps. Une communication s’établit aussi entre ces deux substances, pensante et étendue. Cependant, Descartes ne nous précise pas vraiment comment procèdent conjointement la pensée et la matière pour créer le mouvement humain, alors que c’est ce mouvement dans sa réalisation, et non dans son principe parce que contenu dans toute chose, qui fait la différence entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. Même si Descartes à ce titre fait référence à Dieu, il ne lui faut pas moins distinguer l’homme au sein du monde. Bien qu’il rejette la pensée aristotélicienne concernant sa méthode et son contenu scientifique, il la rejoint pourtant quant à rapporter la connaissance de la nature au positionnement de l’homme au sein du monde, soit entre l’animal et Dieu. Ni ange, ni bête donc, l’être humain est le seul en mesure de connaître le réel, mais encore faut-il que la pensée puisse, pour cela, s’écarter de toute influence du corps. L’esprit doit donc être en mesure d’agir sur le corps, notamment pour s’en détourner et alors distinguer ce qui est clair et distinct dans l’obscurité du monde sensible. Cette action de l’âme sur le corps, aussi inexplicable soit-elle, n’en est pas moins effective pour Descartes et il la conçoit comme la volonté. D’un projet épistémologique, la philosophie cartésienne atteint le concept de libre-arbitre, et avec elle la question centrale de la liberté.