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Les chemins de la culture

Philosophie, économie, politique, littérature, la culture rendue accessible à tous

L'homme civilisé : trop ou pas assez humain ?

Texte écrit par Viviane le Brazidec

 

"On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne

si l'on n'admet pas tout d'abord qu'elle est une conspiration universelle

contre toute espèce de vie intérieure." (Georges Bernanos)

 

 

Homme-civilise.jpgPour tenter de mieux comprendre certains actes "barbares" à l'encontre de la vie (foetus humains, animaux...) commis par l'individu des sociétés modernes qui les permettent et les banalisent, il peut être pertinent de distinguer l'Homme de l'Humain. En effet, l'Homme est un animal qui doué de raison, est néanmoins le plus cruel de tous. Il s’avère alors que son humanité à la différence de son intelligence ne lui soit pas donnée de surcroît. Penser ne suffit donc pas à se prétendre humain ? Force est de constater que le "devenir humain" est plutôt un long et périlleux chemin qui est aussi celui du "devenir libre". Un sentier unique trop peu fréquenté, sans doute parce qu'il n’y a aucun raccourci.

 

D'une manière générale, si nous voulons expliquer un grand nombre de choses dans leur juste perspective, il nous faut comprendre le passé de l'Homme aussi bien que son présent. C'est pourquoi la prise en compte et la compréhension des mythes et des symboles sont essentielles et je me permets alors de déplorer que la pensée contemporaine occidentale ne s'intéresse plus à ces précieux "matériaux" depuis si longtemps maintenant.

 

Remontons donc quelque peu le temps. En fait, l'Homme n'est devenu conscient que graduellement, difficilement, au cours d'un processus qui s'est déroulé sur d'innombrables siècles, avant d'arriver au stade de la civilisation (établi avec l'invention de l'écriture vers l'an 4000 avant JC).

Le Faust de Goethe dit très justement : "au commencement était l'action". En effet, les actions n'ont jamais été inventées… Elles ont été accomplies. Des facteurs inconscients ont d'abord poussé l'homme à agir. C'est ensuite et bien après qu'il a commencé à s'interroger sur ces causes qui le poussaient. Et les idées vinrent à l'Homme et non l'inverse. Depuis cette découverte, en fait tardive, qu'il a fait de la pensée, l'homme tend à affirmer aujourd'hui qu'il a dû être poussé par lui-même. Alors que l'idée d'une plante ou d'un animal qui s'inventeraient eux-mêmes nous semblerait absurde, beaucoup de nos contemporains croient pourtant que la psyché s’est créée elle-même. Puis, de même que notre psyché s'est développée au fil du temps, elle continue encore, de sorte que nous sommes toujours poussés par ces forces intérieures aussi bien que par des stimuli extérieurs. Ces forces intérieures proviennent en fait de cet inconscient. Dans la mythologie ancienne de la plupart des peuples, ces forces étaient appelées esprits, démons, ou dieux.

 

Mais pour soutenir cette croyance qu'il est son propre créateur, l'Homme des pays développés plus particulièrement, s'est détourné de son monde intérieur et Il ne voit pas que malgré son raisonnement, il est toujours possédé par des "puissances" qui échappent à son contrôle. Ses dieux et ses démons n'ont pas du tout disparu pour autant. Les démons ont cependant changé de nom. Ils le dominent par des complications psychologiques insidieuses, de l'inquiétude et de l'angoisse qui lui font choisir la sécurité plutôt que la liberté, des besoins irrépressibles d'alcool, de tabac, de drogues diverses, de médicaments, de nourriture, bref de consommation en tout genre favorisée par cette unique recherche des plaisirs immédiats pour terminer par cet arsenal de névroses alarmantes. Ces mêmes démons qui n'ont jamais quitté les domaines de l'argent, du pouvoir et de la corruption car ils se dissimulent aussi depuis toujours derrière la paresse, l’orgueil, la gourmandise, la luxure, l’avarice, la colère et l’envie. Ces sept péchés capitaux qui, s’ils ne sont pas les plus graves, sont néanmoins à l’origine de tous les autres, leur ouvrant grand la porte. Dans son oeuvre magistrale, "Les possédés" (traduit aussi par « Les démons »), Dostoïevski a décrit longuement ces démons toujours en mutation. Il avait d'ailleurs aussi prophétisé cette révolution russe qui deviendrait sauvage et antihumaniste en évoquant Saturne dévorant ses propres enfants.

 

Alors que l'homme est toujours incapable de dominer ses humeurs, ses émotions et d'évaluer honnêtement l'influence des facteurs inconscients sur ses décisions et ses projets, comment peut-il prétendre être totalement maître de lui-même ? Il le fait en construisant un mur entre les aspects de sa vie extérieure et son comportement (à l'image du mur de Berlin). Puis en pensant avec complaisance que sa conscience est la raison et son inconscient la déraison. Pourtant dans tout autre science, une telle classification ne serait pas recevable. Les microbes, relèvent-ils de la raison ou de la déraison ?

 

A l'aube de ce XXIe siècle, ne serait-il pas "raisonnable" d'admettre enfin que l'inconscient est un phénomène naturel et comme la Nature elle-même, il est au moins neutre. Il contient tous les couples d'opposés, la lumière et l'ombre, la beauté et la laideur, le bien et le mal, la profondeur et la stupidité. De plus, l'expérience a révélé que les symboles dont il est chargé ont un sens.

Mais l’Homme moderne rationaliste qui a perdu la faculté de réagir à ses symboles est désarmé face à son Inconscient. En effet, en s'éloignant de ses traditions morales et spirituelles et croyant se libérer de la "superstition", notre Homme s'est peu à peu dissocié à l'intérieur de lui-même. Par conséquent, très fragilisé et sans plus de protection en l'absence du "sacré", il est amené à ressentir aujourd'hui ce profond désarroi envers ce monde extérieur devenu "consumériste" d'individus (et de foetus !). Les discours de ses grandes religions, de ses diverses philosophies et d'une certaine idéologie thérapeutique qui l'infantilise, ne paraissent pas suffire à lui apporter du réconfort et des idées fortes pour y faire face.

 

N'est-t-il donc pas urgent d'en finir avec ce point de vue borné et injuste qui, s'appuyant toujours sur les idées de S. Freud (dont le mérite est cependant de l'avoir fait connaître plus largement), persiste à définir l'Inconscient comme un dépôt unique de notre passé et de nos refoulements, alors qu'il est aussi rempli d'idées neuves, "germeuses" de vie. Il nécessite d'être enfin reconsidéré pour instaurer l'équilibre dans l'individu donc dans la société. Sinon nos "démons" garderont le contrôle ad vitam aeternam. Et ainsi l'individu en proie à ses penchants destructeurs devient une menace pour la Nature et toutes ses formes de vie. De même que la bombe atomique a surpassé tous les moyens d'anéantissement physique des masses, la psyché en mal d'évolution, peut conduire à la désintégration psychique de ces mêmes masses.

 

D'autant plus que cet Inconscient est capable de plus d'intelligence et de finesse que notre "Moi" (le capitaine de notre Conscience) et si un dialogue de qualité est entretenu entre eux, ce "premier" peut devenir une nature bienveillante pour l'être humain et un guide inestimable afin que celui-ci s’épanouisse et se réalise. N'oublions pas également que si la psyché totale de l'Homme comprend à la fois l'Inconscient et la Conscience, seule la psyché inconsciente est la mère, le sujet et la condition même du conscient. Elle est douée d'existence ; elle est l'existence ?

 

Malheureusement, même ces tendances inconscientes, qui selon certaines circonstances peuvent avoir une influence bénéfique, se transforment aussitôt en démons si elles sont négligées et refoulées. La situation de notre civilisation moderne semble si critique, que même les plus optimistes d'entre nous dont je fais partie peuvent soupçonner l'arrivée d'un nouveau déluge. Qui exterminerait l'humanité actuelle ? En tout état de cause, en perdant ce sentiment que la vie a un sens, comment l'homme peut-il sortir de cette servitude qui le limite à gagner et à dépenser ? L'Homme n’a-t-il pas besoin d'une existence, pas seulement d'une vie ?

 

L'Homme d'aujourd'hui n'est peut-être pas plus méchant que l'Homme de l'Antiquité ou que le primitif, mais il dispose de moyens bien plus nombreux et efficaces pour exprimer ses mauvaises pulsions. En effet, si sa conscience s'est élargie et différenciée, il semblerait que c'est en défaveur de sa moralité demeurée stationnaire et arriérée. N'est-ce pas là le vrai problème qui se pose aujourd'hui : la raison seule ne suffit pas. Plus de solution ?

 

A moins qu'en se retournant en lui-même, l’individu s’échappe de cette dissociation de l'âme et par là même de la dissociation sociale et politique du monde. Pour qu’il cesse de s'identifier à cette conscience collective de nos sociétés qui, à travers ses opinions et ses concepts généraux, cherche à le réduire à cet homme de la masse pour toujours devenir la victime d'un -isme quelconque : communisme ou libéralisme, rationalisme ou empirisme, communautarisme ou individualisme, intellectualisme ou sentimentalisme, scientisme ou mysticisme, matérialisme ou spiritualisme, conservatisme ou "misonéisme" (peur profonde de la nouveauté)... Nous ne pouvons garder notre indépendance que si nous refusons de nous identifier à l'un de ces opposés et en nous situant au milieu de ces contraires. Parce que sinon une part de notre personnalité résidant en quelque sorte dans "l'opposition" nous fait soutenir inconsciemment et perpétuellement le jeu de l'autre. Alors pour faire preuve de discernement et malgré certains chefs sociaux et politiques qui tentent de nous y empêcher, tâchons d’être conscients à chaque fois de l'un et l'autre.

 

Ce préalable à l'action qui est ce retour sur soi n'est-il pas ce que nous enjoignent de pratiquer les sagesses anciennes de toutes les traditions ? "Va te promener seul, converse avec toi-même", écrit le philosophe grecque Epictète. Ne plus fuir la solitude génératrice de liberté, pour ne plus se fuir dans la compagnie des autres. S'il faut se retirer et ignorer les autres pendant un temps, c'est pour mieux renouer et avec soi-même et avec eux lors d'un autre temps. En effet, cette connaissance de soi n'est pas une quête solitaire mais une poursuite en commun.

 

Alors en revenant à soi pour aller au-delà de soi, en s'élevant au-dessus de cette opposition entre science et sagesse pour réconcilier la lucidité et l'espoir, oserons-nous enfin penser qu'il est possible d'entrer dans une relation plus juste à la Nature comme à la société ? Et comme tout changement doit commencer quelque part, c'est l'individu isolé qui le réalisera. Car nous savons aujourd'hui qu'il est le seul capable de développement. Seule réalité et unique porteur de la vie, il est cependant sans cesse menacé par ces idées abstraites qu'on se fait de lui et qui le trompent. Il mériterait pourtant toute l'attention car de ses qualités mentales et morales dépend un monde meilleur. Et parce que l’homme est bien plus que ce qu’il sait de lui, ce «quelque chose» qui doit être dépassé, il peut aussi libérer tout le merveilleux de l’existence... pour devenir humain. Il aura alors atteint toute sa dignité comme celle qui est du fait de penser.

 

Et cet individu isolé peut être n'importe lequel d'entre nous pour peu que nous n'attendions plus qu'un autre accomplit ce que nous ne voulons pas faire. Si la conscience ne semble pas nous venir en aide, pourquoi ne pas interroger enfin l'inconscient qui sommeille en nous ? Il sait très certainement quelque chose qui pourrait nous être utile à tous.

 

Alors une révolution personnelle qui initierait enfin un changement ? Très certainement, parce qu'arrivé à ce stade de retour sur soi, l'individu accomplit une révolution comme celle des planètes qui reviennent à leur point de départ (Kant). «Tout individu collabore à l'ensemble du cosmos», écrivait Nietzsche.

Mais alors ne faut-il pas immanquablement nous poser une autre question fondamentale : notre époque est-elle ou n'est-elle pas prête pour une transformation ?

 

Et si l’Homme est une cause perdue ? Nous serons humains d’y avoir au moins cru !

 

 

"N’importe quel être humain, même si ces facultés naturelles sont presque nulles,

pénètre dans ce royaume de la Vérité réservé au génie, si seulement il désire la Vérité

et fait perpétuellement un effort d’attention pour l’atteindre !" (Simone Weil)

 

 

 

Lectures  :

- "Les racines de la conscience" de C.G. Jung

- "Les possédés (ou "les démons") de Dostoïevski

- "L'esprit de solitude" de J. Kelen

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