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4 Mai 2010
L’enfant est un être particulier, dont la situation est aujourd’hui paradoxale. Son particularisme est lié à sa façon de penser. En effet, il est avant tout matérialiste, y compris pour ce qui, pour nous les adultes, concerne la vie intérieure. Il ne connaît pas d’intériorité en matière de représentation. Les rêves, les mots, sont pour lui des choses apportées, et non une production de l’esprit qui lui revient. Ensuite, le paradoxe le concernant tient à la considération que l’homme aujourd’hui porte sur lui. L’enfant est devenu un égal en droit, mais reste pourtant singulier, quoique que la distance entre l’enfance et le monde adulte tende à se réduire de plus en plus. Les parents espèrent volontiers que leur descendance démontre rapidement des facultés de grande personne. Et pourtant, le risque est grand de perturber le développement de l’enfant que de vouloir le voir grandir trop vite. Un enfant doit rester enfantin ; il n’est pas un adulte en modèle-réduit, ni un roi dont les désirs sont à satisfaire immédiatement. La précocité peut contrarier la maturité dont l’homme se prévaut une fois devenu autonome, comme l’écrivait d’ailleurs Rousseau dans Emile : « La nature veut que les enfants soient enfants avant que d’être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces, qui n’auront ni maturité ni saveur, et ne tarderont pas à se corrompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. L’enfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres ; rien n’est moins sensé que d’y vouloir substituer les nôtres ; et j’aimerai autant exiger qu’un enfant eût cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans ».
Jean-Jacques Rousseau fût l’un des premiers penseurs à accorder une place essentielle à l’éducation. Il fallût en effet du temps pour que l’enfant soit considéré par la pensée philosophique comme un être à part entier. L’Antiquité estimait l’enfance comme une phase de vie improductive qui s’éteindrait une fois l’âge adulte atteint. Aristote convient cependant que l’éducation est importante, non pas sur le plan personnel, mais pour garantir à la cité un réservoir de forces vives dans un avenir prochain. L’enfant, selon le philosophe grec, est avant tout amené à devenir un citoyen. La chrétienté naissante n’accorde également que peu de crédit aux jeunes pousses car elle les considère comme incapables de différencier le bien du mal. Elle leur refuse un statut particulier, et ainsi leur mort n’est pas estimée comme une tragédie. Il faut attendre la Renaissance pour que l’enfance soit singularisée. Certes, l’enfant est toujours mis en comparaison avec l’adulte, en tant qu’être réduit, mais pour la première fois il se place à ses côtés et non plus face à lui. Peu à peu, ce changement de perspective laisse à penser que l’enfant porte en lui tous les possibles, qu’il est une étape nécessaire vers la raison. Rousseau prolonge cette idée, en présentant l’homme comme un enfant devenu adulte. Dès lors, la voie était ouverte pour donner à l’enfant un statut en droit comparable à celui des hommes, en le reconnaissant comme une personne juridique à part entière. Est-ce à dire pour autant que l’enfant est une personne, même si juridiquement il l’est ? Non si l’on considère la question sous l’angle de l’autonomie, tant vis-à-vis des autres que dans l’immédiat. Une personne en effet est capable d’exister sans être en permanence accompagnée d’une autre. Elle est aussi en mesure de se distancer d’une situation donnée, de ne pas se laisser entièrement immergée par les choses telles qu’elles se présentent. L’enfant lui est incapable de s’extraire un tant soit peu du présent, et il existe à travers les autres. Même s’il montre des capacités qui lui sont propres, notamment sur le plan intellectuel, il lui faut toujours s’appuyer sur un adulte pour évoluer dans son environnement. Cela tient particulièrement au fait que l’enfant ne relativise pas. Tout pour lui est absolu. Ceci est bien, cela est mal, mais l’entre-deux, ou la prise en compte des circonstances pour formuler son jugement, lui sont étrangers. L’enfance se caractérise ainsi par une rigueur éthique extrême car l’absoluité enfantine exclut toute intersubjectivité. L’enfant n’est pas en mesure de se mettre à la place d’autrui pour juger de l’action de ce dernier. Tout comme il lui est difficile de se représenter ce qui le dépasse. L’être humain ne dispose pas en effet d’un champ sensoriel suffisant pour percevoir tout ce qui existe, à un moment donné. La représentation du monde par l’homme fait ainsi usage de l’abstraction pour ce qui est imperceptible, comme l’infiniment grand par exemple. L’enfant a également conscience que des choses sont au-delà de ce qu’il connaît. Ce sont, selon les travaux du psychologue Henri Wallon, des « ultrachoses », soit la mise en relation par l’enfant entre ce qu’il connaît et ce qui lui est inconnu. Là-aussi, il reste toujours accroché à son existant, il l’extrapole en quelque sorte. Ce travail de pensée n’est d’ailleurs pas totalement éliminé du raisonnement adulte. Il s’agit plutôt pour l’homme de repousser la frontière entre les choses et les « ultrachoses », celles-ci ne s’éteignant jamais. Ce qui confirme l’intuition de Rousseau quant à définir l’adulte comme un enfant qui a grandi.