23 Août 2010
Une seule question est au fondement de la philosophie selon Camus : cela vaut-il la peine de vivre ? Toute autre interrogation philosophique en découle, lui est secondaire. Et il n’est pas besoin d’être un philosophe reconnu, professionnel dirais-je, pour se poser cette interrogation, car tant est pressant le sens de la vie pour chacun d’entre nous. En allant jusqu’aux extrêmes, certains répondent par le suicide (peut-être n’ont-ils pas trouvé de sens), alors que d’autres donnent leur vie pour une idée (peut-être ont-il trouvé trop de sens). Toujours est-il que Camus s’engage dans une réflexion à propos du rapport entre le sentiment de l’absurde et la mort provoquée, qui comme il l’écrit est le thème central de son essai Le mythe de Sisyphe : « Le sujet de cet essai est précisément ce rapport entre l’absurde et le suicide, la mesure exacte dans laquelle le suicide est une solution à l’absurde ». C’est pour Camus une façon de répondre à la question fondamentale posée initialement. Très vite, il avance une évidence : « On se tue parce que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, voilà une vérité sans doute – inféconde cependant parce qu’elle est truisme ». Pour autant, tout n’est pas si évident. L’auteur prévient ainsi qu’à la question essentielle, deux réponses sont possibles, oui ou non, mais que bien souvent ce qui est dit ou fait ne tranche en rien. En effet, la majorité des individus ne conclut pas, ce qui ne veut pas dire que celle-ci ne se soit pas posée la question. D’autres par contre ont une réponse, mais ils n’agissent pas en fonction : ils pensent oui mais font non, ou inversement, comme l’explique Camus : « A priori, et en inversant les termes du problème, de même qu’on se tue ou qu’on ne se tue pas, il semble qu’il n’y ait que deux solutions philosophiques, celle du oui et celle du non. Ce serait trop beau. Mais il faut faire la part de ceux qui, sans conclure, interrogent toujours. Ici, j’ironise à peine : il s’agit de la majorité. Je vois également que ceux qui répondent non agissent comme s’ils pensaient oui ». Le comportement s’écarte donc de l’opinion, ce qui complexifie l’analyse. Camus distingue également deux autres points troublant la relation entre l’absurde et le suicide. Le premier est en quelque sorte un garde-fou, s’agissant du corps. Instinctivement, l’homme se protège, et Camus décèle dans cet impératif une avance du corps sur l’esprit car, nous dit-il, « nous prenons l’habitude de vivre avant d’acquérir celle de penser ». Quant au second trouble, il concerne l’espoir. Camus l’analyse comme un détournement de soi, c’est-à-dire de vivre pour atteindre une autre vie, différente de la présente, ou bien de vivre pour une idée, et non pour soi. Dans les deux cas, l’auteur y voit une esquive.
Albert Camus estime néanmoins qu’il n’y a pas lieu de s’attarder sur ces considérations, qui selon lui sont avant tout le reflet d’interprétations qui concernent chacun, et en tant que choix personnel, elles ne mènent guère à la vérité. C’est le parti pris par l’un ou l’autre reconnaissant que la vie ne vaut peut-être par la peine d’être vécue, mais que malgré tout il faut bien vivre. Ce qui intéresse beaucoup plus Camus, c’est l’enchaînement suivant : « Mais est-ce que cette insulte à l’existence, ce démenti où on la plonge vient de ce qu’elle n’a point de sens ? Est-ce que son absurdité exige qu’on lui échappe, par l’espoir ou le suicide, voilà ce qu’il faut mettre à jour, poursuivre et illustrer en écartant tout le reste. L’absurde commande-t-il la mort, il faut donner à ce problème le pas sur les autres, en dehors de toutes les méthodes de pensée et des jeux de l’esprit désintéressé ». Camus souhaite ainsi se concentrer sur la dépendance supposée entre la décision de mettre fin à ses jours, et un sentiment qui peut naître chez tout individu, celui de l’absurdité, comme il le présente en début de chapitre : « Quel est donc cet incalculable sentiment qui prive l’esprit du sommeil nécessaire de la vie ? […] Ce divorce entre l’homme de sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité ». Ainsi, voilà qu’un jour l’homme se réveille, et alors les habitudes ne sont plus suffisantes pour combler l’absence de sens dans une existence pourtant établie. L’homme éveillé devient même étranger de sa propre vie. Il ne se reconnaît plus dans cet enchaînement quotidien qui auparavant l’animait sans interrogation. Brutalement, le décor s’écroule. Que trouve-t-il alors dans les décombres ? L’absurdité d’une vie, car aucun sens ne lui est livré, si ce n’est de faire comme si, ou comme tout le monde, en s’inscrivant dans des attitudes coutumières sans y réfléchir. Existe-t-il donc un lien entre une absence de sens intrinsèque à toute vie humaine, qui fait naître le sentiment de l’absurdité chez celui manifestant suffisamment de lucidité pour penser cette réalité, et le fait de mettre un terme à son existence, telle est la question à laquelle Camus souhaite trouver une réponse. Afin d’y parvenir, il choisit une méthode, soit un raisonnement absurde, à ne pas confondre avec un raisonnement par l’absurde. Le raisonnement absurde consiste en effet à se détacher de tout sens d’interprétation personnelle, et c’est en cela qu’il est absurde car insensé. Camus se décide à procéder de la sorte, pour ne pas avoir à rebrousser chemin, comme d’autres penseurs l’ont fait avant lui, lorsqu’il se trouvera aux confins de la pensée, car c’est bien de la mort dont il s’agit et cela le concerne tout autant qu’un autre. Il veut se préserver de toute passion qui le ramènerait irrémédiablement à lui, à sa condition de mortel, de façon à tenir bon jusqu’au bout une fois qu’il sera proche des abîmes de l’esprit parce que c’est là, pense-t-il, qu’il trouvera réponse à sa question : « La ténacité et la clairvoyance sont des spectateurs privilégiés pour ce jeu inhumain où l’absurde, l’espoir et la mort échangent leurs répliques ».