15 Juin 2010
L’amitié, Montaigne l’a connue sous une forme qu’il qualifiait de parfaite et profonde, avec Etienne de la Boétie. Il en livre les ressorts dans le Livre I, Chapitre XXVIII de ses Essais. Montaigne nous dit pour commencer que la nature a forcé les hommes à vivre en association, mais que même s’il faut comprendre cette force comme une contrainte, il n’en existe pas moins une entente parfaite qui est l’amitié. Mais que faut-il entendre par ce terme ? Il s’agit d’un emploi générique concernant des accords de nature bien différente. Montaigne en distingue quatre types qui selon lui ne sont pas représentatives de l’amitié telle qu’il l’a vécue avec Etienne de la Boétie, soient l’amitié naturelle, sociale, entre hôtes et amoureuse. Concernant la première, Montaigne nous dit qu’il est question avant tout d’une association reposant sur le respect de l’un vis-à-vis de l’autre, s’agissant du lien unissant un père et son fils : « Des enfants aux pères, c’est plutôt du respect. L’amitié s’entretient par la communication des pensées et celle-ci ne peut se faire entre eux à cause de leur trop grande inégalité et elle nuirait peut-être aux devoirs naturels. Car toutes les secrètes pensées des pères ne peuvent pas se communiquer aux enfants sans créer entre eux une inconvenante familiarité, et, d’autre part, les avertissements et les remontrances - qui sont l’un des principaux devoirs de l’amitié – ne pourraient pas s’exercer des enfants aux pères ». La relation filiale n’est donc pas amicale dans le sens où elle repose sur un rapport inégalitaire, le père se chargeant d’éduquer le fils, et l’éducation ne peut traverser les âmes comme une amitié profonde et sincère peut le faire. Le devoir qu’elle induit exclut une familiarité par trop entreprenante ou indiscrète. En outre, cette relation filiale n’est pas le fruit d’une volonté commune d’être ensembles, contrairement à l’amitié, mais le résultat d’une obligation naturelle, comme l’écrit Montaigne : « Et puis dans la mesure où ce sont là des amitiés que la loi et l’obligation naturelle nous commandent, notre choix et notre liberté volontaire y ont d’autant moins de part. Et notre liberté volontaire n’a point de fruit qui soit plus proprement sien que celui de l’affection et de l’amitié ».
Montaigne compare ensuite l’amour et l’amitié, en les différenciant sur la base du désir qui est vécu différemment selon l’une ou l’autre des relations. S’agissant de l’amour, le désir l’anime lorsqu’il n’est pas consommé. Une fois le désir satisfait, l’amour s’éteint parce que sa fin, selon Montaigne, est corporelle. L’union des deux corps réalisée, plus rien ne peut entretenir ou projeter la relation amoureuse. C’est un acquis que rien ne remplace, et la volonté s’y épuise. Par contre, le dessein de l’amitié est d’ordre spirituel, et ainsi le désir, ne pouvant toucher un but précis, se maintient et entretient l’attachement : « Aussitôt que l’amour entre dans les limites de l’amitié, c’est-à-dire dans l’accord des désirs, il s’évanouit et s’alanguit. La jouissance le perd parce qu’il a une fin corporelle et sujette à la satiété. De l’amitié, au contraire, on jouit à mesure qu’on la désire : elle ne s’élève, ne s’entretient, ne s’accroit que dans la jouissance parce qu’elle est spirituelle et que l’âme s’affine en la pratiquant ». Montaigne reconnaît pourtant que la fusion des esprits et des corps dans une même relation ferait de celle-ci une amitié plus complète qu’elle ne peut l’être sur un plan strictement spirituel. Mais il estime que cette entente à la fois physique et psychique lui semble impossible à réaliser car pour lui, les femmes ne sont pas en mesure de soutenir un échange aussi profond et durable. Il considère l’âme féminine comme manquant de fermeté pour s’inscrire dans une relation qui sollicite la personne toute entière, et cela de façon pérenne : « En outre, à dire vrai, la capacité ordinaire des femmes n’est pas de nature à répondre à ces rapports et à cette intimité, nourrice de cette sainte liaison, et leur âme ne semble pas assez ferme pour supporter l’étreinte d’un nœud aussi serré et aussi durable. Et certes, sans cela, si une telle relation familière pouvait s’établir, libre et volontaire, où non seulement les âmes auraient cette entière jouissance, mais où les corps auraient part à l’union, où l’homme serait engagé tout entier, il est certain que l’amitié en serait plus pleine et plus complète. Mais ce sexe n’a pu encore y arriver… ». Montaigne d’ailleurs accorde très peu de crédit au mariage pour ce qui est de la sincérité d’une association entre l’homme et la femme. Il voit derrière cette union conventionnelle le partage d’un intérêt commun, ce qui est incompatible avec le désintéressement absolu qui selon lui entoure une amitié sincère et profonde : « Quant aux mariages, outre que c’est un marché qui n’a que l’entrée qui soit libre, […] il y survient divers écheveaux de complications extérieures, difficiles à démêler et suffisants pour rompre le fil et troubler le cours d’une vive affection, tandis que dans l’amitié il n’y a point d’affaires ni de commerce, sauf d’elle-même ». L’amitié ne supporte aucun intérêt qui dans le temps interfèrerait le rapport amical. L’amitié pour Montaigne est aussi plus qu’un concours de circonstances, ou une association décidée et profitant à chacun. Elle a un caractère nécessaire, même si la rencontre est peut-être de nature contingente. L’amitié profonde et sincère ne peut pas ne pas être dès lors que ceux qui deviendront amis se sont rencontrés. Il y a du destin dans l’amitié de Montaigne, à la différence d’une relation familière qui est un engagement réciproque de volontés s’accordant : « Au demeurant ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont que des relations familières nouées par quelques circonstances ou quelque utilité, par le moyen de laquelle nos âmes se tiennent unies. Dans l’amitié dont je parle, elles s’unissent et se fondent l’une en l’autre dans une union si totale qu’elles effacent la couture qui les a jointes et ne la retrouvent plus. Si l’on me demande avec insistance de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Il y au-delà de tout mon exposé et de ce que je puis en dire particulièrement des raisons de cette amitié, je ne sais quelle force inexplicable qui vient du destin et qui est la médiatrice de cette union ». « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », voilà chez Montaigne un aveu d’impuissance. Son ami et lui, en se trouvant, n’ont plus eu d’autre choix que de se fréquenter dans une relation les engageant chacun entièrement. Il y a pour Montaigne une force, même si elle est inexplicable et ainsi il s’en remet au Ciel, qui justifie cette union nécessaire. A cela, Montaigne ajoute que cette amitié là est absolue, car elle ne peut dépendre de rien que d’elle-même, ni être comparée à quoique ce soit d’autre. Tout juste peut-il la décrire en l’ayant vécue et nous préciser ce qu’elle demande à l’un et à l’autre, soit un abandon de soi réciproque au profit de l’amitié dans sa totalité : « […] c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena à plonger et à se pendre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la mienne avec une faim, avec une ardeur pareille ». Les volontés individuelles sont ainsi dissoutes dans une relation qui devient seule gouvernante d’une liberté partagée. Les deux amis sont transformés en une âme à deux corps. Ainsi, tout ce qui est commun aux associations ordinaires ne peut toucher cette fusion des esprits, comme la précaution et les remerciements par exemple : « Dans ces autres amitiés, il faut marcher la bride à la main, avec prudence et précaution ; la liaison n’est pas nouée de manière qu’on ait aucunement à s’en défier ». L’intérêt n’a pas de place entre les parties, car celles-ci n’existent pas dans l’amitié telle que la décrit Montaigne. En étant une seule et même âme, les amis « ne peuvent rien se prêter ni se donner ». La réciprocité disparaissant, la relation s’affranchit de toute obligation entre les deux amis : « L’amitié unique et supérieure délie de toutes autres obligations. Le secret que j’ai juré de ne révéler à personne d’autre, je peux le communiquer, sans parjure, à celui qui n’est pas un autre : il est moi ».
La nature si profonde et sincère de cette relation ne peut être qu’exclusive. En se donnant totalement dans cette amitié de fait si accomplie, on a plus rien à donner à d’autres associations : « Car la parfaite amitié, dont je parle, est indivisible : chacun se donne si entièrement à un ami qu’il ne lui reste rien à distribuer ailleurs ; au contraire même il est marri de ne pas être double, triple ou quadruple et de ne pas avoir plusieurs âmes et plusieurs volontés pour les apporter toutes à cet unique objet. Les amitiés ordinaires, on peut les partager ». Montaigne concède d’ailleurs que cette exclusivité fait de ce type de relation, par son authenticité et son caractère fusionnel, une rareté, mais aussi une épreuve pour ceux qui la connaissent. Il faut être en mesure de la vivre : « […] on trouve facilement des hommes capables d’une fréquentation superficielle. Mais celle dont je parle, dans laquelle on a des relations qui portent du fin fond de son cœur, qui ne réserve rien, il est assurément nécessaire que tous les ressorts soient parfaitement nets et sûrs ». Ouvrir son cœur n’est pas chose aisée, la pudeur ou l’égoïsme l’emportant bien plus habituellement sur l’ouverture de soi aux autres. C’est aussi pour cette raison qu’en ne la vivant pas, cette amitié si profonde et sincère est difficile à considérer. On peut toujours s’en remettre à des écrits, à des réflexions sur l’étendue d’une association entre deux individus. Mais sans connaître réellement une relation si fusionnelle, c’est-à-dire la vivre, il n’est pas possible de la saisir dans son entièreté. La penser ne suffit pas à considérer une telle amitié à sa juste valeur : « Car les considérations même que l’antiquité nous a laissées sur ce sujet me semblent sans vigueur en comparaison du sentiment que j’en ai. Et sur ce point les faits surpassent les préceptes mêmes de la philosophie ». Voilà donc chose extraordinaire que de se trouver lier à une autre personne d’une façon si intense, si profonde, jusqu’à se considérer tous deux comme une seule âme. Seule la mort peut rompre ce lien et c’est ce qui arrive à Montaigne et Etienne de la Boétie, celui-ci décédant prématurément à l’âge de trente-quatre ans en 1563. La séparation ne peut être que crucifiant et atroce, eu égard l’intensité passionnelle de la relation existant précédemment. Montaigne confesse être marqué à vie par la perte de sa moitié spirituelle : « En mourant tu as brisé tout mon bonheur, mon frère ; avec toi notre âme toute entière est descendue au tombeau, et depuis ta mort j’ai chassé de mon cœur mes chères études et tout ce qui faisait les délices de ma vie ».