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2 Juillet 2010
Que reste-t-il après notre mort ? Ce passage sur Terre qui fût le nôtre peut-il encore influer sur ce qui est même si nous ne sommes plus ? Mais avant de considérer ce qui se passera une fois notre mort venue, n’est-il pas plus raisonnable de se préoccuper d’abord de ce qui nous appartient vivant, c’est-à-dire de cette vie qui nous a été donnée et qu’il faut vivre jusqu’à sa fin ? Le conseil est sous-entendu dans cette question, mais ce qui peut sembler évident n’est pas pour autant le plus aisément réalisable. Montaigne nous avertit, dans le Chapitre III du Livre I des Essais et intitulé Nos façons d’être nous survivent, du constant décalage entre le fait d’exister, d’être là au présent, et le souci infatigable que nous avons de nous projeter : « Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte, le désir, l’espérance, nous projettent vers l’avenir et nous ôtent le sens de ce qui est, pour nous distraire avec ce qui sera, même lorsque nous n’y serons plus ». Ainsi, passé et avenir en occupant nos esprits nous soustraient au présent, qui pourtant est le seul temps à vivre. Certains fustigent cette attitude, et tentent de faire comprendre aux hommes l’impasse existentielle dans laquelle il se trouve en pensant ainsi, et cette pensée pour ces critiques n’est qu’une erreur. Montaigne, plus réservé, estime la conclusion d’une faiblesse humaine trop rapide, voire injuste. Selon lui, le rapport que l’homme entretient avec le temps est bien plus une conséquence naturelle, une nécessité de la nature car c’est la continuité de la vie qui est en jeu : « Ceux qui blâment les hommes de toujours courir après le futur nous apprennent à profiter du présent et à nous y tenir, puisque nous n’avons aucune influence sur ce qui adviendra, moins encore que sur le passé, - ceux-là montrent du doigt la plus commune des erreurs humaines. Car ils osent appeler erreur ce à quoi la nature elle-même nous conduit, pour servir à la perpétuation de son œuvre […] ». Néanmoins, un compromis n’en est peut-être pas moins impossible, mais il s’agit surtout d’une réconciliation entre le réel et soi. Montaigne cite à ce propos un précepte de Platon « Fais ce que tu dois et connais-toi », ce qui signifie de trouver un accord entre l’action, donc l’existence, et l’être, autrement dit le moi qui nous anime. Pour ce faire, il faut se connaître, sans oublier que l’on est aussi en fonction de ce que l’on fait, et ainsi l’objet qui est la connaissance de soi s’alimente des actes, lesquels pour être en accord avec soi doivent également être pensés sur la base de ce que l’on sait de soi. Le temps s’inscrit donc dans cette démarche, car la connaissance ici est à la fois fonction de ce qui est passé, et de ce qui sera. Pour autant, la sagesse, qui consisterait à être en accord avec soi-même, n’est pas inatteignable, car comme le dit Montaigne, « […] la sagesse, elle se contente de ce qu’elle a, et n’est jamais déçue d’elle-même. Pour Epicure le sage n’a pas à être prévoyant ni se soucier de l’avenir ». Ainsi, le sage est celui qui maîtrise, et non supprime, une nécessité qui est l’emprise du temps sur l’existence, et ce par l’évitement de toute représentation du passé et de l’avenir pour ce qui est d’agir. Cette soustraction ne serait possible qu’en ne désirant rien de plus que ce que l’on a, et par conséquent le regret et l’espoir, qui tous deux animent notre rapport aux temps passé et futur, n’auraient plus de prise sur nous. L’équation et sa résolution sont simples, seulement la vie n’est pas une mathématique. Preuve s’il en est que certaines préoccupations vont au-delà de l’existant : « Ces aspects pourraient sembler étranges si l’on avait pris depuis toujours l’habitude, non seulement d’étendre le soin de nous-mêmes au-delà de notre vie, mais encore de croire que bien, souvent, les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau, et s’appliquent même à nos restes ». Il en va ainsi de deux choses quant à cet au-delà mentionné par Montaigne : la réputation et la récupération. Pour la première, il s’agit de porter dans les cœurs le souvenir d’un disparu, soit par la commémoration, soit en jugeant ce que fut son action, ce qu’écrit Montaigne : « Parmi les lois qui concernent les morts, celle qui veut que l’on juge les actions des Princes après leur mort me semble des plus importantes. Ils sont, sinon les maîtres, du moins les compagnons des lois : ce que la Justice n’a pu faire peser sur leurs têtes, il est bon qu’elle le fasse sur leur réputation et sur les biens de leurs successeurs, choses que souvent nous préférons à la vie elle-même. […] Mais quand nos relations avec eux sont terminées, il n’y a aucune raison de refuser à la justice, et à notre liberté, l’expression de véritables sentiments. […] Ceux qui, par respect de quelque obligation privée, entretiennent de façon inique la mémoire d’un Prince qui fût blâmable, font passer un intérêt privé avant l’intérêt général ». La réputation peut donc être l’affaire d’un travail de mémoire collectif, face par exemple à la dépouille d’un tyran, afin de se souvenir de ce qui fût pour éviter que cela ne soit plus. Montaigne parle bien d’intérêt général quant à réviser justement ce qui peut rester d’un être disparu et qui causa tant de troubles à son peuple. Ce qui survit de la mort d’un Prince déloyal, ou tyrannique, doit servir la justice, et chacun se souvenant doit dépasser ses passions personnelles à propos du défunt.
Concernant la récupération, il s’agit en fait de prolonger activement la réputation du trépassé, en l’invoquant ou en se parant d’une partie de sa dépouille pour prendre possession de ce qui fît son courage ou son succès, et agir avec ceci. Ainsi, ce que fît le mort de son vivant lui survit, ses honneurs et gloires sont repris par d’autres pour leur action, que ce soit en Angleterre, ou s’agissant des Indiens : « Certains Indiens arboraient ainsi au combat contre les Espagnols les ossements d’un de leurs chefs, parce qu’il avait eu de la chance de son vivant. Et bien d’autres peuples en ce monde emportent à la guerre des corps des hommes valeureux mort sur le champ de bataille, pensant qu’ils leur seront propices et leur serviront d’encouragement ». Montaigne constate également que certains se préoccupent de leur vivant de ce qui sera après leur mort les concernant. Même s’ils n’existeront plus, il leur faut préparer en grande pompe leur dernière demeure, et qu’ils aient, vivant, la certitude que celle-ci soit tout à l’honneur de leur prétendue qualité. Montaigne s’étonne de cette attitude, et conclut n’avoir « […] rarement vu de vanité aussi persévérante… ». Voilà encore une façon d’être qui survit à la disparition. Montaigne sur ce point est plus sage, en estimant que les funérailles appartiennent aux vivants, et non aux morts. En effet, le cérémonial est avant tout un moyen de consoler en partie la peine des proches, d’affronter culturellement l’absence irrémédiable de celle ou celui rattrapé par la mort : « Je laisserai simplement la cérémonie se faire selon la coutume, et m’en remettrai à la discrétion des premières personnes sur lesquelles retombera la charge de s’occuper de moi. « C’est un soin qu’il faut complètement mépriser pour soi et ne pas négliger pour les siens.» Et comme il est saintement dit par un saint : « Le soin des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des obsèques, sont plutôt la consolation des vivants qu’un secours pour les morts. » ». Montaigne ne se soucie donc pas de ce qui accompagnera son décès, même s’il comprend et nous dit par la même occasion qu’une vie peut encore produire ses effets après qu’elle ne soit plus.