5 Octobre 2011
La conscience distingue l’homme au sein du monde des vivants ; elle le singularise. Seul être à avoir conscience de sa finitude, l’humain peut aussi consciemment agir sur ce qui est, avec la volonté. Le réel est pour grande partie à son image. L’homme en effet se reconnaît dans le travail qu’il accomplit, dans la transformation du monde dont il est l’auteur. Comme l’expliquait Kant, l’enfant est toujours admiratif devant les ronds dans l’eau produits par son jet de pierre. Ainsi, même si la nature est notre mère, l’homme s’en est détaché pour devenir un être de culture. Il façonne son environnement. Est-ce à dire que toutes nos actions sont le résultat d’une volonté inconditionnée et par conséquent la suite inévitable de nos décisions, sans qu’aucun biais nous échappant ne s’intercale dans ce schéma décisionnel ? Nos entreprises sont-elles vouées à une réussite inexorable par le simple fait que nous les ayons engagées ? En un mot, est-on toujours maître de ce que l’on fait ?
Avoir conscience de ce qui est, c’est opérer une distinction entre sujet et objet. Avec la conscience, on se distancie avec ce qui est. On vise, ou pour le dire autrement, d’après Husserl, la conscience est toujours conscience de quelque chose. Il y a de l’intentionnalité pour ce qui est d’avoir conscience, laquelle autorise notamment d’avoir une idée sur ce qui nous environne, puis de l’idéaliser pour transformer cet environnement. On prend ainsi consciemment possession de ce qui est pour en faire ce que nous décidons être nécessaire. L’homme échappe donc à la nécessité avec les décisions qu’il prend. Il n’est point comme l’animal, lequel est régi uniquement par ses instincts. La raison permet à l’homme de faire autrement et au-delà de ce qu’une tendance physiologique lui ordonnerait. C’est cette même raison qui, selon Descartes, lui donne la responsabilité de devenir maître et possesseur de la nature. Pour cela, l’homme dispose du libre-arbitre. Autrement dit, tous ses choix lui appartiennent ; rien n’interfère ses décisions. Avec le libre-arbitre, tout est possible à condition de le décider, y compris l’acte gratuit, c’est-à-dire d’agir sans motivation, mais uniquement par le souhait d’agir. L’acte pour l’acte dirions-nous.
Dans ces conditions, nous sommes toujours maîtres de ce que l’on fait, et cela d’autant plus que nous sommes, nous les hommes, les seuls à décider, librement. Cette conception écarte tout déterminisme religieux. Même si les dieux existent, ceux-ci n’ont que faire des affaires humaines, comme le pensait Epicure. Plus près de nous, les Modernes ont remis les hommes au centre du monde, après l’intermède moyenâgeux. Dieu n’est plus de la partie pour ce qui est de fixer le destin de chacun. L’homme est responsable de ses actes. Il devient même, selon une idée sartrienne, la somme de ses actes. L’identité, loin d’être immuable et prédéfinie, est au contrainte en constante évolution, variant au gré des agissements. C’est à chacun de se déterminer au lieu de se conformer à ce qui devrait être. Cette approche revient à considérer que l’on est maître de ce que l’on fait, en refusant toute transcendance, lui préférant l’immanence. Cette proposition prend pour argument le fait que le monde soit silencieux. Le réel en effet ne nous ordonne rien, ni même nous conseille. Seul l’homme peut maîtriser ses actes. Les animaux ne peuvent lui prendre cette maîtrise, encore moins Dieu si l’on considère qu’il n’existe pas, ce qui n’est pas plus absurde que d’y croire. Considérer être maître de ce que l’on fait, c’est aussi accepter la solitude humaine, ce qui parfois n’est pas sans éprouver une certaine angoisse. Pascal l’a très bien fait remarquer en son temps, à propos du silence éternel des espaces infinis. Le libre-arbitre est peut-être à ce prix, mais nous n’avons pas le choix, comme l’indiquait Sartre en considérant que nous sommes condamnés à être libre. A la fois nous sommes maîtres de ce que l’on fait, mais nous devons l’être. Autrement dit, la seule liberté qui nous échappe serait de refuser celle-ci.
Nous comprenons maintenant que le fait d’être toujours maître de ce que l’on fait est conditionné par le degré de liberté dont nous disposons. Soit celle-ci est absolue et alors oui, nous sommes la cause volontaire de tous les effets. Ou alors nous sommes libres de façon relative, auquel cas certaines choses nous échappent. Avant d’aborder ce qui peut nous limiter dans notre liberté, intéressons-nous à un autre point qui conditionne la maîtrise de ce qui est fait, c’est-à-dire la connaissance. En effet, pour maîtriser, encore faut-il connaître. A défaut, il ne s’agit que d’illusion. Dire que l’on est toujours maître de ce que l’on fait suppose que l’on ait une parfaite connaissance de ce qui est pour agir en conséquence. Il devrait même s’agir d’une connaissance parfaitement objective, voire désintéressée, car tout intérêt personnel est déjà une entorse à une maîtrise absolue de ses actes. Intéressé, je peux en effet déformer ce qui est connu à mon avantage. Cette déformation cependant n’est guère compatible avec une maîtrise totale de ce que l’on fait, car elle est susceptible d’une remise en cause, s’agissant d’une réalité déformée, et alors l’édifice entre la connaissance, la décision et l’action, s’effondre. En outre, on ne connaît jamais, de façon absolue, objectivement. Dans toute connaissance, il y a une part de soi, une subjectivité, parce que connaitre, c’est le rapport d’une conscience avec le monde. On ramène à soi en connaissant, et même s’il s’agit d’une donnée dite objective, scientifique, il subsiste toujours une part d’interprétation personnelle dans l’assimilation de cette donnée, et une part de représentation, toute aussi subjective, quant à la restituer. Etre toujours maître de ce que l’on fait supposerait donc d’être capable de s’objectiver totalement, ce qui est impossible pour tout sujet. Nous ne pouvons sortir de cette conscience qui nous caractérise, sauf à mourir, ou alors sombrer dans un état d’inconscience qui ne participe guère de la maîtrise de soi.
La maîtrise continuelle de ce que l’on fait repose sur la conscience et la liberté. Que dire alors de ce qui concerne l’absence de conscience, comme le subconscient, voire l’inconscient. Ce sont là des états qui concernent notre quotidien. Nous agissons aussi par habitude, sans que la conscience soit en éveil. Des gestes semblent nous échapper et pourtant ils s’inscrivent chacun dans notre existence. Quel sentiment étrange de se rendre compte d’avoir accompli une chose une fois celle-ci réalisée, avec l’impression de ne pas y avoir participé. C’est pourtant un sentiment qui ne nous est pas totalement étranger. Ce qu’il y a d’étrange, c’est l’étrangeté à laquelle il renvoie, soit l’impression d’avoir été dépossédé de soi-même tout en agissant. Que dire également de ces actes manqués et qui le sont tellement jusqu’à s’interroger sur la gouvernance de soi. Sommes-nous alors seul maître à bord ? Telle est la question posée et à laquelle la psychanalyse donne sa réponse : non. L’inconscient, qui est l’espace psychique où règneraient refoulements et pulsions, nous conditionnerait selon les psychanalystes. Ainsi, un acte manqué ne le serait pas tant que cela, bien au contraire, en considérant qu’il est le fruit d’un inconscient, soit ce qui semble être au plus profond de nous-mêmes, lequel déborderait ainsi la conscience. Cette dernière, si l’on s’en réfère à la thèse psychanalytique, serait avant tout une partie de nous-mêmes sujette aux apparences, soucieuse de notre image vis-à-vis d’autrui, et donc manquant particulièrement d’honnêteté. Et comme la maîtrise de ce que l’on fait est rapportée à la conscience, nous voilà désormais malhonnête et menacé par notre plus profonde intimité. Difficile alors dans ces conditions de prétendre être toujours maître de ce que l’on fait.
Sans aller jusqu’au tréfonds de notre âme, on peut aussi affirmer que l’on n’est pas toujours maître de ce que l’on fait, et cela pour plusieurs raisons. La première concerne notre histoire, dont l’éducation et l’instruction sont des moments forts et qui nous déterminent pour partie. Le passé engage l’avenir. Nous décidons selon des schémas de pensées qui nous ont été transmis, soit au sein de la cellule familiale, soit culturellement. Sans aller jusqu’à une analyse marxiste qui voit la pensée comme la résultante des modes de production, il n’est pas improbable que nos actes s’inscrivent dans une dynamique collective, ne serait-ce que sous l’effet de la pression sociale. Nous agissons généralement selon des codes et conventions sociales, pour se fixer dans la normalité. La marginalité, comme son nom l’indique, est que très peu courante. Etre toujours maître de ce que l’on fait induit de s’abstraire de toute contrainte extérieure, d’éviter toute emprise collective, ce qui est impossible dans l’absolu. L’homme est un être social et par conséquent le groupe s’impose à chacun. Pour ce qui est d’être maître de ce que l’on fait, une opposition, et non des moindres, se joue, soit autrui contre soi. Maîtriser toujours ce que l’on fait suppose que l’on maîtrise toujours la position d’autrui, qu’il agisse ou non. Cela peut être en certaines occasions, mais jamais perpétuellement, car je ne suis pas à sa place. Je ne connais pas ce que seront ses réactions, ni sa façon de penser à propos de mon action. Il y a bien-sûr cette fusion impossible de deux consciences, alors que dire des inconscients respectifs s’ils existent.
A l’évidence, la liberté absolue n’existe pas. On peut certes tout vouloir, mais quant à tout accomplir, nous voici limité. C’est d’ailleurs de cette contradiction que naissent les frustrations, les affects négatifs, lorsque la volonté produit un désir qui jamais ne se réalise. Nous ne sommes pas non plus toujours maîtres de tout ce que l’on fait, seuelement parfois. La pulsion est une force qui nous échappe, sauf à ce que la raison soit capable de la contenir. La passion aussi nous entraîne parfois vers des chemins hasardeux. Nous ne nous contrôlons pas toujours tout, comme pour l’amour par exemple. On ne tombe pas amoureux par raison, mais avec le cœur. L’amour d’ailleurs ne s’explique pas, et sans explication, bien difficile d’être toujours maître de ce que l’on fait. On devient amant un peu par hasard, au gré d’une rencontre imprévue, comme il en va de beaucoup de choses. Considérer que tout est écrit exclut toute maîtrise. On est maître de rien, ni de soi, si notre existence est entièrement balisée de son commencement jusqu’à sa fin. Dire que le hasard gouverne tout implique la même conclusion. Tout m’échappe au profit de la fortune. Une vérité objective pour choisir entre hasard et fatalité n’existe pas, personne ne connaissant l’essence du hasard, par nature insaisissable, et il en est donc de même de son contraire, la fatalité. C’est donc bien plus une position qui est à prendre et qui est de grande importance car il en va de la responsabilité de chacun. Se demander si dans l’absolu l’on est maître de tout ce que l’on fait est une vue de l’esprit certes intéressante, mais sur un plan pratique, la question est à poser par rapport à des faits précis, notamment pour ce qui est de rendre justice.