4 Janvier 2011
Le désir est associé communément à un état de manque. Je désire ce que je n’ai pas et ne désire plus ce que j’obtiens. Le désir est également d’ordinaire attaché à la notion de plaisir. Je désire ce qui me plaît, ou me plaira. A l’inverse, je ne souhaite pas ce que je sais déplaisant. Satisfait et plaisant, le désir serait ainsi une source de bien-être dès lorsqu’il se réalise, ce qui laisserait à penser que la satisfaction de tous les désirs concourt au bonheur, ou tout du moins en est une condition. Cependant, l’objet désiré est parfois inaccessible. Faut-il alors dans ce cas continuer à désirer ce qui est voué à nous échapper ? Tout entêtement ne serait-il pas générateur d’une frustration profonde incompatible avec le sentiment de bien-être ? En outre, peut-on tout désirer, notamment sur le plan moral ? Ne faut-il pas s’astreindre dès la phase désirante pour s’éviter toute tentation préjudiciable par la suite ? L’ascèse n’est-elle pas plus représentative d’une humanité qu’une satisfaction débridée ? En d’autres termes, doit-on souhaiter satisfaire tous ses désirs ?
Le désir est une force qui nous anime en tendant notre attention vers quelqu’un ou quelque chose de déterminé. Le désir est ainsi le rapport entre un sujet et une partie du réel qui ne lui appartient pas ou avec laquelle il n’entretien aucune relation. Je désire en effet ce sur quoi je n’ai pas de prise. Mais le manque n’est pas suffisant pour faire d’un objet quelque chose de désirable pour moi. En effet, je ne désire pas tout ce que je n’ai pas. D’autres conditions sont nécessaires pour que naisse le désir. Je distinguerais dans un premier temps la connaissance. Je désire ce que je connais, ou crois connaître lorsque cette connaissance est imparfaite. L’illusion par exemple n’empêche pas de désirer. C’est seulement le désir satisfait, donc lorsqu’il n’est plus, que l’écart se constate entre ce qui était considéré comme connu et ce qui est effectif. Par contre, ce qui m’est totalement inconnu ne m’est pas désirable car ne s’y trouve pour moi aucun objet de désir. Deuxièmement, le plaisir est un moteur désirant. Je ne désire pas ce qui ne me plaît pas. Même si certaines formes de plaisir se confondent avec la douleur, touchant à l’intégrité physique, le sujet y trouve une source de satisfaction, s’agissant d’un bien-être de l’esprit nourri dans la souffrance corporelle.
Croyance ou connaissance, plaisir, manque, sont ainsi ce qui conditionnent le désir. La foi et la conviction sont aussi, dans une certaine mesure, participatives de la machine désirante. La foi au premier abord est une fin en soi. Il s’agit de croire en un Dieu, alors que le désir est une étape visant une finalité. Seulement la foi n’est peut-être pas totalement désintéressée dès lors que la piété abrite un intérêt personnel d’une importance capitale, soit de fuir l’angoisse de la mort avec la perspective d’une vie dans un au-delà. Je désire dans ce cas Dieu parce qu’il m’offre le salut. Les convictions fonctionnent de la même façon. Je désire ce dont je suis convaincu, sans le posséder car il s’agit d’une idée vers laquelle je tends, et ce désir entretient la conviction. Toujours est-il que qu’elle que soit la condition du désir, le sujet est partie prenante. Tout désir est une objectivation du subjectif, un engagement de soi vers le réel. Il y a ainsi une limite au désir, c’est-à-dire autrui, dont la considération influe sur le fait de souhaiter ou non satisfaire tous ses désirs.
Le respect de l’autre nous oblige à ne pas tout souhaiter le concernant dès lors que ce souhait est transformable en acte. Même si je désire sa mort, il n’est guère souhaitable d’y satisfaire. C’est ici qu’intervient la morale. Mais s’agissant du rapport de celle-ci avec le désir, il faut bien distinguer la pensée et l’acte. Le désir n’existe que sous une forme pensée, mêlant entendement et passion. Il n’est pas interdit de penser ce que l’on veut, de penser à des choses désirables même si celles-ci sont immorales. La morale est bafouée dès lors qu’il y passage à l’acte, mais dans ce cas le désir n’existe plus. Encore faut-il être en mesure de contenir sa pensée, soit de disposer d’une volonté suffisante pour ne pas agir selon un désir préjudiciable à autrui. Le désir sans volonté conduit à des agissements pulsionnels. Sans maîtrise de soi, c’est la passion qui domine, cette domination pouvant se traduire par des pulsions dommageables voire meurtrières. On ne doit pas souhaiter satisfaire tous ses désirs si l’on est incapable de se contenir. Le moi est ainsi une seconde borne aux aspirations de l’âme, pour la sauvegarde de l’autre, mais également pour soi.
L’homme par nature est un être fini. Il ne peut pas tout. Son pouvoir d’action est limité, alors que le désir n’a de limite que par méconnaissance ou par satisfaction. Cet écart entre pouvoir et désir est générateur de frustration. Souhaiter satisfaire tous ses désirs consiste à nier une évidence qui nous concerne tous : nous ne pouvons pas faire tout ce que nous souhaitons. La morale nous l’avons dit nous y empêche mais elle concerne surtout autrui. S’agissant de soi, le corps et la raison ne sont pas extensibles sur le plan des performances, même si rien n’empêche de progresser. Sur cet aspect, il est d’ailleurs possible de distinguer la réalisation de soi et le dépassement de soi. Le premier tend à être ce que l’on est, c’est-à-dire de correspondre en acte avec la puissance qui nous appartient. Dans cette optique, le désir pour ne pas déséquilibrer l’être que nous sommes serait à contenir dans cette puissance, ce qui suppose une connaissance de soi. Se dépasser par contre suppose d’aller au-delà de ce que l’on est, le désir étant alors un moteur de ce dépassement. Il faut également se connaître pour se dépasser, mais aussi souhaiter satisfaire des désirs dont les moyens de réalisation excèdent notre potentiel d’action. Se surpasser conduit aussi à se perfectionner, cette perfectibilité étant un signe d’humanité nous différenciant du monde animal. Les animaux en effet n’ont pas de désir, mais des envies s’inscrivant dans des besoins naturels. L’animal ne dépasse pas cet enchaînement, alors que l’homme fait du désir une manifestation culturelle. Mais toute culture sans maîtrise, sans se prémunir de l’excès, porte en elle les germes de la barbarie. Le désir peut donc être aussi une dynamique barbare s’il l’emporte sur tout le reste. Souhaiter satisfaire tous ses désirs occulte ce dont seul l’homme est le détenteur et qui l’autorise à ne pas vouloir tout désirer : la liberté.
La sagesse épicurienne nous enseigne qu’il ne vaut mieux désirer que ce qui dépend de nous. Ce conseil certes nous évite des déceptions. On est peu déçu en ne souhaitant pas plus que ce qui nous appartient. Cette proposition répond par la négative à la question de savoir s’il faut ou non souhaiter satisfaire tous ses désirs. L’homme est en effet d’une nature curieuse, il est intéressé par ce qui ne le concerne pas, donc sujet à désirer ce qu’il ne possède pas, c’est-à-dire potentiellement tout déduction faite du peu qu’il détient. Le champ désirant est ainsi immense pour un sujet. En tant qu’être fini, il ne peut supporter cette immensité, que ce soit pour lui-même mais aussi vis-à-vis d’autrui. La morale le conditionne ainsi avec l’éducation et la loi, mais cette contrainte est intéressée. Il s’agit de respecter ce qui est accepté conventionnellement pour s’éviter toute sanction, en contrepartie d’une garantie pour sa sécurité. La liberté elle vaut plus que de la conformité. Elle consiste à se refuser volontairement de souhaiter satisfaire tous ses désirs, ce refus comme une révolte traduisant une marque d’humanité. Reste à définir sur quelle base cette volonté peut s’établir.