7 Décembre 2010
Qu’est-ce que le bonheur ? Voilà une question dont l’intitulé est simple, en appelant une définition, et la réponse pourtant si difficile. L’absence de proposition toute faite en dit long aussi sur les difficultés que l’homme peut avoir à prétendre en être bénéficiaire. On peut toujours conclure que l’on est heureux une fois le bonheur atteint. Mais que dire s’il s’agit de déterminer sur quoi le bonheur est assis. Autrement dit, qu’est-ce qui permet de valider le fait que l’on soit heureux ou non ? L’argent ? L’amour ? La chance ? La bonne santé ? La famille ? L’aisance matérielle ? Le développement spirituel ? Nous pourrions dérouler encore plus longuement une liste de prétendues références sans pour autant signaler une piste évidente. Mais ces interrogations laissent avant tout une question dont l’enjeu est bien plus conséquent, à savoir si le bonheur est inaccessible à l’homme. Il nous faut donc essayer de définir ce qu’est le bonheur pour déterminer s’il est ou non atteignable par l’homme.
Il semblerait que l’homme aspire au bonheur. Si nous interrogeons n’importe qui d’entres nous, personne ne dira qu’il désire être malheureux, mais qu’au contraire son souhait serait d’être heureux. Certains d’ailleurs diront qu’ils le sont déjà. D’autres par contre répondront par défaut, en espérant tout au plus échapper au malheur. Même si les réponses divergent, il y a bien un sens unique qui transparait dans chacune d’elles. Le bonheur, qu’il soit considéré en soi ou par opposition au malheur, est un but à atteindre, une finalité. Que celle-ci soit la même pour tous, nonobstant tout détail et moyen pour y parvenir, mais aussi quelque soient la culture et l’endroit, laisse à penser que le bonheur s’inscrit sur un plan naturel. L’homme, comme tout organisme vivant, tend à persévérer dans son être, parce qu’il est la vie et que celle-ci se défend et se développe. Peut-on pour autant considérer que le bonheur est un moteur vital ? Ce serait reconnaître que le monde animal puisse être animé par le bonheur, ce qui peut-être n’est pas exclu pour certaines espèces. Un chien par exemple connaît la tristesse lorsque son maître disparaît, et inversement il exprime une manifestation de contentement, pourquoi pas de joie, quand son entourage le cajole. Sans parler de bonheur, l’animal apparaît dans des dispositions de bien-être. Nous dirons que les signes de contentement sont proportionnels au degré de conscience dont dispose l’être vivant. L’homme ainsi est apte au bien-être parce qu’il a conscience de lui-même. Pour être heureux, encore faut-il être capable de se penser heureux. Un bonheur n’est pas dans l’indifférence. En admettant que des conditions sont à réunir pour être heureux et qu’elles le sont, peut-on parler de bonheur si l’on ne se sait pas heureux ? Ainsi, notre première conclusion est de dire que le bonheur est accessible à condition de pouvoir en avoir conscience, et l’homme répond à cette condition.
Le bonheur n’est écrit nulle part. Il n’existe pas de recette toute prête à appliquer pour être heureux. Nous serions sinon tous heureux s’il suffisait de réunir quelques ingrédients. Nous connaissons par contre ce que nous ne voulons pas, et cette connaissance est un premier indice, sans parler de définition, de ce que n’est pas le bonheur. Nous citerons d’abord la mort, pas tant la sienne car comme le dit Epicure, une fois décédé les affaires du monde, donc le bonheur, ne nous concernent plus. Par contre, la perte de proches nous affecte profondément, et même si la mort concerne un ennemi, on peut au maximum se satisfaire de sa disparition sans parler de bonheur. A côté d’une fin physique, la maladie n’est pas non plus souhaitée, car elle atteint physiquement le bien-être. Les relations sociales sont également primordiales quant à distinguer ce qui nous plaît ou pas, avec comme épouvantail la solitude. On peut certes apprécier parfois des instants pour soi, mais dès lors que ces moments deviennent quotidiens, un poids pèse sur l’existence, comme une impression de ne plus avancer. Cela tient peut-être au fait que l’on n’est pas uniquement avec soi, mais aussi et pourquoi pas surtout avec les autres, engagé dans l’intersubjectivité comme le proposait Merleau-Ponty, ou encore Sartre. L’homme a besoin des autres pour se déterminer, pour devenir, savoir qui il est. Si bonheur il y a, autrui est nécessaire car il participe de la réalisation de soi. Le bonheur s’inscrirait donc dans un rapport entre un sujet et un ou plusieurs autres. Après la conscience, la relation serait le second axe de bonheur, mais elle n’est pas suffisante. Le mal s’assoit également sur une relation. La perversité, par exemple, consiste à faire souffrir un autre que soi et à trouver une jouissance dans l’expression de douleur qui saisit celui qui souffre. La conscience et la relation sont avant tout des dispositions formelles nécessaires au bonheur, mais elles ne disent rien quant à son contenu.
La mort, la maladie, la solitude, sont exclus du champ du bonheur. Nous pourrions également citer l’ennui qui renvoie à un sentiment d’inutilité. Est-ce à dire que le bonheur est forcément utilitariste ? Si tel est le cas, il faudrait se rendre utile pour être heureux, et pourquoi pas de plus en plus pour l’être de plus en plus. L’utilité est dans nos sociétés modernes essentiellement corrélée au travail. Faut-il alors travailler plus, pour gagner plus de bien-être ? Le bonheur se trouverait-il dans la profession ? Serait-il en quelque sorte monnayable, en payant de son temps pour être heureux ? Il n’est pas exclu de trouver des satisfactions dans la réalisation de son métier, bien heureusement d’ailleurs. Le travail est une série d’accomplissements de tâches, physiques, intellectuelles, ou les deux à la fois, qui représentent une avancée. On ressent un sentiment d’assouvissement dans le fait de transformer ce qui est pour arriver à quelque chose d’autre. Sauf que si le procédé de transformation est répétitif, sans perspective de diversification, la satisfaction du travail accompli cède vite la place à la pénibilité et à une forme de désarroi, guère propices au bien-être. Faire du travail, mas également de l’utile, la condition sine qua none du bonheur est un leurre. Mais à l’évidence, il y participe, comme il peut aussi bien rendre malheureux.
Le bonheur ne peut donc être réduit à l’utilitarisme. Autrement dit, il ne suffit pas d’être utile pour être heureux. Qu’est-ce d’ailleurs que la conséquence d’être heureux ? Quel est l’état affectif dans lequel nous nous sentons le mieux ? Nous répondrons la joie. C’est en effet lorsqu’elle nous traverse que l’existence est peut-être la plus légère, où l’on oublie totalement sa condition de mortel sans être asservi, contrairement au travail qui certes occupe mais n’échappe pas à la subordination. Sauf que la joie est éphémère. Elle ne dure pas. Sa fin est pour nous un regret, comme un dur retour à la réalité. Le bonheur alors ne serait-il pas de la répéter le plus souvent possible, et pour une durée toujours plus longue ? Le bonheur serait ainsi adossé à un facteur temporel, en considérant qu’il ne peut être continu, et que c’est parce qu’il est discontinu qu’il est possible. En effet, le bonheur se situe par contraste d’une situation par rapport à une autre. En d’autres termes, on se sent avant tout heureux parce que l’on est mieux qu’auparavant. Il faut nous l’avons dit en avoir aussi conscience, mais cette conscience nous interdit aussi un bonheur absolu. En effet, savoir que l’on est heureux par opposition à ce qui nous attriste, s’accompagne de la peur de tout perdre.
Le bonheur, même si il n’est pas mercantile, a un prix : l’angoisse qu’il s’évapore. Mais l’angoisse est une propriété intrinsèque de la condition humaine. Comme l’écrivait Pascal, la seule chose dont l’homme soit certain, c’est qu’il va mourir, sans pour autant savoir ce qu’est la mort et ce qui la justifie. Le bonheur, parce qu’il est angoissant, n’en est pas moins accessible à l’homme à condition qu’il accepte cette angoisse et la dompte. L’exercice n’est certes pas facile, et dompter ne signifie pas oublier. Des pré-requis sont également nécessaires pour être heureux, comme une activité régulière permettant de se réaliser, ou encore des proches avec qui échanger, mais à des degrés diverses d’un sujet à l’autre. Le bonheur est également une affaire personnelle. Nous l’avons dit, la joie est l’état de bien-être le plus proche de ce que l’on considérera comme le bonheur, car elle peut durer contrairement à la jouissance qui elle, est plus éphémère. Sauf que la joie de l’un n’est pas forcément celle de l’autre. C’est pourquoi le bonheur, parce que son contenu est individuel, ne saurait être sans limite, car un bonheur au détriment d’autrui est douteux. La morale ainsi conditionnerait-elle l’exercice du bonheur ?