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25 Mai 2010
Une connaissance objective est une mise en relation au sein du réel, s’appuyant notamment sur un rapport de causalité applicable dans tous les cas. Ce lien ne peut être envisagé, en plus de l’expérience sensible, que grâce à des facultés de l’esprit telles que la mémoire, l’imagination, le jugement, le raisonnement. Leur rôle quant à atteindre une vérité objective est donc incontestable. Ce qui par contre fait débat porte sur l’origine de ces principes intellectuels élémentaires : s’agit-il de dispositions innées, comme l’affirment les rationalistes, ou au contraire ne s’acquièrent-ils pas selon l’expérience, position défendue par les empiristes ?
La position empiriste…
Selon les empiristes, tout ce qui permet à l’homme de connaître provient ou résulte de l’expérience sensible. Seul le contact avec le réel fournirait à l’être humain les moyens nécessaires pour découvrir la vérité. Ainsi, le petit d’homme ne disposerait à la naissance que de facultés pour sentir, ne pouvant que recevoir et ce passivement. L’expérience serait donc constitutive de l’esprit rationnel. L’empirisme, représenté notamment par John Locke, défend l’idée d’une genèse psychologique pour l’établissement de principes rationnels : les sens sont à la source du développement de l’esprit qui ainsi se rationnalise, lui permettant d’accroître son champ des connaissances et de poursuivre son enrichissement culturel. Pour les empiristes, aucune idée innée n’est à l’origine des connaissances. Seule l’expérience sensible prévaut, et cela même si un procédé intellectuel y est associé, ou lorsque l’expérimentation s’appuie exclusivement sur une théorie. En effet, les empiristes considèrent que la sensibilité précède la rationalité. Pour eux, le sens ne peut s’inscrire que dans cet ordre car s’il existait des principes rationnels donnés par la nature, la pensée ne serait que la lecture de ces idées innées. Sauf que rien n’est écrit, et la pensée est bien plus un effort que le fait de lire. Même les évidences ne sont pas manuscrites. Un travail intellectuel est réalisé par le sujet en phase de réflexion. Et la répétition des efforts et des expériences sensibles tendent à orienter l’esprit vers la généralisation, donc à fonder des principes rationnels élémentaires et nécessaires pour tout savoir à acquérir. L’empirisme peut aller jusqu’à dépasser l’idée considérant la sensibilité comme une simple fonction de réceptivité passive. L’expérience sensible ne serait pas seulement un phénomène passif, mais la combinaison de la réception et de la perception d’une même chose. Ainsi, une autre thèse serait d’envisager la sensibilité et les principes rationnels comme un tout indissociable. En effet, sentir et percevoir, c’est distinguer dans le monde quelque chose en particulier, ce qui suppose qu’il faille délimiter tout ce qui se tient devant nous. Cette délimitation est déjà une action, et ainsi elle ne peut être assimilée à la passivité réduite exclusivement aux sens. La perception fait également appel au jugement, ce qui signifie que l’on puisse se tromper, contrairement au fait de recevoir passivement. La perception repose en outre sur l’identification, et la mémoire est nécessaire pour identifier, tout comme pour l’exercice de mise en relation. La sensibilité, à condition qu’elle ne soit pas représentée dans une conception trop étroite et abstraite, peut alors très bien être considérée comme à l’origine de toute connaissance. Et pourtant, les rationalistes ne l’entendent pas ainsi.
…critiquée par les rationalistes, dont Leibniz
Le point de départ de la critique rationaliste est le suivant : une connaissance est objective à condition d’être nécessaire et universelle, soit qui ne peut ne pas être, à la différence de la contingence, et qui s’applique dans tous les cas sans exception. Mais la nécessité et l’universalité n’ont de sens que par rapport à un tout, ce qui ne semble guère être compatible avec le particulier investi par l’expérience sensible. Et même s’il s’agit de répéter l’expérience, prétendre à l’exhaustivité des cas étudiés relève bien plus du fantasme que de la rigueur scientifique. De plus, l’observation est un constat, mais elle ne livre pas la causalité. Comprendre la relation entre la cause et l’effet implique une démarche intellectuelle. La nécessité ne peut donc pas faire l’objet d’une expérience sensible. Elle repose sur une démonstration de type rationnel, donc appelle à des facultés différentes des sens. En outre, la nécessité ne peut être déduite de l’extérieur, car tout lui appartient. Il est donc question ici d’une recherche tournée vers soi, et non d’un signalement externe. Pour les rationalistes, seules les idées innées, indépendantes de toute expérience sensible, permettent de s’instruire du caractère universel et nécessaire de ce qui l’est. Pour Leibniz, ces idées sont des dispositions, et non des principes écrits dans l’esprit et qu’il suffirait de lire, répondant ainsi aux empiristes : « [les idées innées] ne sont que des habitudes naturelles, c’est-à-dire des dispositions et des attitudes actives et passives » (Nouveaux essais sur l’entendement humain – Leibniz). S’agissant de dispositions, elles sont implicites et virtuelles. Autrement dit, l’entendement humain comprend des capacités qui ne se révèlent qu’une fois utilisées, donc actuelles à un moment précis, et à condition qu’elles soient l’objet d’une réflexion pour devenir explicites. Les idées innées sont donc à rechercher, et non à lire. Et même si elles ne soumises à aucune visée particulière, elles orientent la pensée, sans que la conscience en soit saisie. Pour appuyer cet argument, Leibniz prend l’exemple du principe de contradiction : « …on se sert à tout moment du principe de contradiction sans le regarder distinctement, et il n’y a point de barbare qui, dans une affaire qu’il trouve sérieuse, en soit choqué de la conduite d’un menteur qui se contredit » (Nouveaux essais sur l’entendement humain – Leibniz). Sur cette base, les rationalistes établissent une doctrine des idées innées portant sur trois points fondamentaux : il est impossible d’atteindre le vrai sans que soit fait usage des idées innées ; ces idées ne sont pas données à connaître comme tout objet de connaissance, elles sont à découvrir grâce à la réflexion ; ces principes rationnels élémentaires sont le point de départ de toute genèse psychologique de l’esprit sur sa capacité à connaître objectivement. Même si cette théorie semble solide, les empiristes ne s’avouent pas vaincus, et poursuivent leur critique, jusqu’à ce que le débat entre rationalistes et empiristes trouve une issue dans l’analyse transcendantale de la connaissance.
Les empiristes contre-attaquent…puis le débat se clôt sur l’analyse transcendantale de la connaissance
Ce que reprochent les empiristes à la doctrine des idées innées, c’est qu’elle puisse laisser supposer qu’une entité supérieure, comme Dieu par exemple, soit à l’origine de ces idées et qu’elle soit venue les intégrer dans l’entendement humain. En outre, le caractère d’absoluité de ces principes rationnels pourrait être exploité à des fins autoritaires, en accordant une dimension d’absolu à des opinions ou des préjugés qui n’en ont nullement le statut, tout cela pour satisfaire des ambitions personnelles. Leibniz reconnaît lui-même ce risque : « Je m’imagine que votre habile auteur a remarqué que sous le nom de principes innés on soutient souvent ses préjugés et qu’on veut s’exempter de la peine des discussions et que cet abus aura animé son zèle contre cette supposition. Il aura voulu combattre la paresse et la manière de penser superficielle de ceux qui, sous le prétexte spécieux d’idées innées et de vérités gravées naturellement dans l’esprit, où nous donnons facilement notre consentement, ne se soucient point de rechercher et d’examiner les sources, les liaisons et les certitudes de ces connaissances » (Nouveaux Essais sur l’entendement humain – Leibniz). Il s’agit bien d’un avertissement sur toute tentative de manipulation visant à faire considérer comme inné ce qui ne l’est pas et ainsi légitimer un comportement immoral. Leibniz nous fait comprendre que la politique et la morale ne doivent pas être assises sur une prétendue dissociation entre l’inné et l’acquis, mais qu’elles sont à justifier par la démonstration. La proposition empiriste évite il est vrai cet écueil. Mais à contrario, elle apparaît comme trop simplificatrice. Considérer l’esprit comme une simple chambre d’enregistrement, même si une mise en forme intellectuelle est requise, revient à n’accorder aucune complexité à un processus qui pourtant n’en a pas fini de livrer ses mystères. Il y a aussi toujours un minimum d’activité chez celui qui reçoit, y compris s’il s’agit d’une matière inerte. Tout contact avec le réel entraîne une réaction, aussi imperceptible soit-elle, en plus d’une réception exclusivement passive comme présentée par les empiristes. Leibniz semble donc avoir raison contre Locke, mais il pousse suffisamment loin son analyse pour que le débat, repris par Kant, n’ait plus court. En effet, il en vient à considérer que ce ne sont pas que les idées qui sont innées, mais l’esprit tout entier, lequel est constitutif de l’être, ce qui lui fait dire : « nous sommes innés, pour ainsi dire, à nous-mêmes ». Même s’il est vrai que l’esprit est alimenté par l’expérience sensible, il existe en son sein des principes qui sont l’esprit lui-même et qui correspondent aux conditions de possibilité de la connaissance objective. Ces conditions sont du domaine du droit, c’est-à-dire ce que l’entendement humain peut faire en matière de connaissance, jusqu’où il peut aller, ce que Kant reprend en tant qu’étude transcendantale. A côté, l’esprit se développe, et l’analyse de ce développement s’appuie sur des faits empiriques, pour fonder une genèse psychologique en matière de connaissance humaine. Ainsi, en matière de connaissance, le droit et le fait se côtoie sans s’exclure.