12 Mars 2010
La philosophie et l’art sont des activités humaines qui n’empruntent pas le même chemin. La première fait appel à la raison et la seconde exploite le sensible. Cette différence fondamentale tendrait à les opposer car la raison qualifie aisément le sensible de corrupteur quant à la recherche de la vérité, et le sensible prétend que la raison est décalée par rapport au réel. Faut-il pourtant considérer de façon radicale la philosophie et l’art comme opposables, jusqu’à proposer que l’une remplace l’autre ? Ou alors s’agit-il de domaines si différents que toute comparaison est inappropriée ? Ou bien encore ces deux disciplines ne sont-elles pas animées par un même but, et auquel cas une complémentarité présenterait un caractère d’évidence ? Pour proposer une réponse à ces interrogations, définissons dans un premier temps ce que sont l’art et la philosophie, et sur cette base, distinguons leurs points de divergences, pour enfin conclure sur la possibilité ou non d’un rapprochement entre ces deux activités.
Une définition de l’art…
Jusqu’au XVIIIème siècle, l’art était pour l’essentiel considéré comme la transformation de choses afin d’en créer de nouvelles. L’art était ainsi assimilable à la technique, notamment dans la perspective héritée d’Aristote : « Au reste, tout art consiste à produire, à exécuter, et à combiner les moyens de donner l’existence à quelqu’une des choses qui peuvent être et ne pas être ; et dont le principe est dans celui qui fait, et non dans la chose qui est faite. Car il n’y a point d’art des choses qui ont une existence nécessaire, ni de celles dont l’existence est le résultat des forces de la nature, puisqu’elles ont en elles-mêmes le principe de leur être ». (Ethique à Nicomaque – Aristote). Originairement, l’art a le statut de technique et il est différencié de la praxis, soit la morale, et de la théoria qui est une contemplation du monde à des fins révélatrices. Puis l’art se soustrait peu à peu au monde du travail pour devenir une activité libérale, excluant tout objet utilitaire. L’art devient ainsi un moyen d’expression employé par l’homme pour faire part de la vision qu’il a de lui-même, du monde, et du rapport entre ce monde et lui. La technique n’est désormais plus de son ressort, celle-ci revenant à l’artisanat. Que reste-t-il alors à l’artiste pour s’exprimer ? La beauté peut-être ? Une œuvre d’art doit-elle son statut à l’impression de beauté qu’elle dégage ? Kant répond que non. Pour le philosophe, la beauté est une production de la nature et non le résultat d’une création humaine. Dire d’une œuvre qu’elle est belle est un jugement d’ordre esthétique qui selon Kant n’a pas de valeur universelle, alors que la beauté au sens pur du terme ne peut souffrir d’aucune appréciation. La beauté est belle en soi. De plus, l’art contemporain contredit une association systématique d’une œuvre avec le beau car bon nombre de réalisations modernes ne sont pas faites pour le plaisir des yeux, mais pour véhiculer un message, ce qui ne les empêche pas de conserver leur reconnaissance artistique.
Sur les traces de Kant, Hegel fait une proposition qui écarte la beauté du champ de l’art, en énonçant que l’art est l’expression d’idées à partir d’un matériau sensible. L’art serait ainsi un média, la matérialisation d’une vision de l’artiste, et parce qu’il s’agit d’une expression matérielle, l’art solliciterait la sensibilité de l’observateur.
…et de la philosophie
La philosophie se présente ordinairement comme échappant au sensible. Elle s’attache à l’usage de la raison et s’adresse également à celle-ci : avec la raison, le philosophe s’interroge, puis de ses réflexions il nourrit sa raison, et en vient à se questionner sur la raison elle-même. La philosophie est donc une activité réflexive visant à livrer une traduction conceptuelle de la vérité. Elle critique ainsi toute opinion et dénonce les préjugés. Faire acte de philosophie, c’est également faire preuve de lucidité pour saisir le réel à l’état brut, sans qu’aucun sentiment ne vienne polir la réalité. Il s’agit de produire un réel pensé différent d’une impression immédiate.
Ce qui différencie l’art et la philosophie
La première différence tient à la méthode. L’art fait d’une part appel à l’imagination et au sentiment, mais surtout, pour citer Kant, au génie : « Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l’art. Puisque le talent, comme faculté productive innée de l’artiste, appartient lui-même à la nature, ou pourrait s’exprimer ainsi : le génie est à la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l’art ». (Critique de la faculté de juger – Paragraphe 46 – Kant). Le génie que porte l’artiste en lui et qui le dirige dans son œuvre est ainsi une émanation de la nature, seule apte à produire le sublime. En cela l’entendement est exclu de toute implication méthodologique pour la réalisation de l’art. La nature a donné à l’artiste la capacité de reproduire ce qu’elle seule génère, le sublime, lequel est différent du beau qui est le résultat d’un jugement esthétique. Il ne s’agit pas ici d’un apprentissage, mais d’un don, et ainsi l’artiste est incapable d’expliquer son génie : « …qu’il [le génie] ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables […] ». (Critique de la faculté de juger – Paragraphe 46 – Kant). Le génie, et sous-entendu l’art, ne sont pas un procédé transmissible. Ainsi, sur la façon de faire, l’art et la philosophie divergent, le premier étant irréductible au concept comme le présente Kant, alors que la seconde essaie de conceptualiser le réel.
Le second écart concerne le contenu. L’art de prime abord renvoie aux apparences et ainsi il en appelle à la sensibilité. Il a, à certains égards, un côté séducteur en cherchant à attirer l’attention sur ce que propose l’artiste, soit en sollicitant le regard, soit grâce à l’écoute. La philosophie par contre n’aime guère conclure sur ce qui est apparent. Elle s’intéresse à chaque chose en profondeur car pour elle la vérité ne peut être une image. Platon d’ailleurs va jusqu’à considérer le poète, et avec lui l’art dans son ensemble, comme un marchand d’illusions : « Notre devoir est donc encore de prendre garde aux discours qu’on tiendra à ce sujet, et de recommander aux poètes de changer en éloges tout le mal qu’ils disent ordinairement des enfers ; d’autant plus que ce qu’ils en racontent n’est ni vrai ni propre à inspirer de la confiance à des guerriers…Rayons donc des ouvrages d’Homère tous les vers qui suivent… ». (La République – Platon). Selon Platon, l’artiste nous éloigne de la réalité. Il peut corrompre, ce qui justifie de corriger ou d’effacer ce qu’il a créé : « Nous conjurerons Homère et les autres poètes de ne pas trouver mauvais que nous effacions de leurs écrits ces endroits et les autres de cette nature. Ce n’est pas qu’ils ne soient pas très poétiques, et qu’ils ne flattent agréablement l’oreille du peuple. Mais plus ils sont beaux, plus il est dangereux qu’ils soient entendus, à quelque âge que ce soit, de ceux qui, destinés à vivre libres, doivent préférer la mort à la servitude ». (La République – Platon).
Et pourtant il est possible de dépasser ce qui oppose l’art et la philosophie
L’art a traversé l’histoire de la philosophie, ce qui démontre que ces deux activités ne sont pas radicalement opposées. L’art est ce qui a permis à la philosophie de se distinguer à l’origine en tant que telle. En effet, le philosophe l’est devenu en se démarquant du mode d’expression artistique courant qu’était le mythe. Le philosophe est celui qui, en s’appuyant sur le mythe, l’a dépassé pour aller dans une direction différente de celle du poète.
Ensuite, la frontière entre l’art et la philosophie est en quelque sorte élastique, ne s’agissant pas d’un mur infranchissable. Lorsque l’une des deux disciplines est en crise, l’autre peut prendre le relais et inversement, car nous l’avons dit, elles ont toutes deux le même but. Le romantisme allemand du XIXème siècle par exemple avait pour intention de succéder à la philosophie à une époque où la suprématie de la raison était remise en cause. Il s’agit dans ce cas d’une relation alternative qui s’inscrit entre l’art et la philosophie, lesquelles se soutiendraient l’une et l’autre sans le savoir. Il est aussi possible de dépasser ce constat d’alternance pour certains auteurs, comme chez Nietzsche qui peut être représenté en tant que philosophe-artiste. N’a-t-il pas sondé les profondeurs de l’existence par le truchement d’un style poétique ?
L’art permet une prise de recul plus aisée que la philosophie en éveillant les sens. Mais l’art n’échappe pas à une démarche philosophique dès lors que ses représentants s’interrogent sur l’art, comme le fît Deschamps.
L’art et la philosophie sont-ils donc radicalement opposables ? Non. L’art est une incitation à se questionner, sur soi, sur le réel, donc à philosopher. Et la philosophie aide à la compréhension de l’expérience artistique. Ces deux activités humaines s’adressent, avec des moyens et un procédé propres à chacune, à la pensée et à la réflexion. Leur objectif fondamental et commun, soit la recherche de la vérité, écarte toute antinomie entre elles et participe bien plus à leur complémentarité : l’art est capable de pousser certaines limites que le concept ne permet pas. Et la philosophie est en mesure de canaliser la raison, et donc d’être un garde-fou contre de possibles procédés illusoires.