20 Avril 2010
Nietzsche, en empruntant une méthode généalogique consistant à s’interroger sur les origines des valeurs, conclut que toute idée philosophique, en tant que représentation, est une autobiographie de son auteur. Elle est ainsi une expression de la vie, même si certaines idées en sont la négation, ce qui en soit est paradoxal. Ce paradoxe, Nietzsche l’attribue notamment au christianisme qu’il considère comme un culte de la mort et de la haine. Il reproche à la religion chrétienne la dépréciation de la vie qu’elle porte en elle et la solution qu’elle propose pour échapper à une existence présentée comme négative. D’ailleurs, Nietzsche distingue une relation étroite entre la négation du réel et l’idéal. C’est à partir d’une condamnation de la réalité qu’une idéologie se présente comme la solution aux maux dont elle fait l’énoncé, en proposant un au-delà hypothétique : « Pour quoi faire un au-delà si ce n’était un moyen de souiller l’ici-bas ? » (Le Crépuscule des idoles – Nietzsche). Mais comme l’écrit Nietzsche, c’est bien le réel qui existe, avec peut-être toutes ses imperfections, mais la valeur pour être authentique, ne peut s’appuyer que sur l’existant et non sur un monde chimérique. C’est immergé dans le monde que l’être humain est homme : « Ce qui justifie l’homme, c’est sa réalité – elle le justifiera pour l’éternité. Dans quelle proportion l’homme réel est-il supérieur en valeur, comparé à un homme simplement désiré, rêvé, cousu de mensonge ? à un homme idéal ?...Et seul l’homme idéal heurte le goût du philosophe » (Le Crépuscule des idoles – Nietzsche). En s’accordant avec son environnement, l’homme évite de tomber dans des abstractions qui peuvent le conduire aux pires dérives totalitaires, en avilissant l’individu au nom de présupposés idéaux indémontrables, dont la légitimité ne repose que sur la force et le mensonge. L’histoire du christianisme est marquée par le déferlement de haine à l’encontre de ceux qui ne partageaient pas la foi religieuse, les infidèles. Certains régimes dictatoriaux n’ont d’ailleurs pas procédé différemment en systématisant la destruction de tout opposant. La religion chrétienne abattait les infidèles, comme le communisme exécutait les insoumis.
Faut-il alors rejeter tout idéal, toute valeur, toute morale, sous prétexte que l’homme risque de s’y perdre ? Nietzsche répond que non. L’immoraliste nous propose une ligne de conduite qui au lieu de juger la vie, la célèbre. Il s’agit d’un oui à la vie, soit d’être ce que l’on souhaite devenir et cela dans l’action, à l’inverse d’une position réactive qui oriente l’existence par contradiction avec la réalité. Nietzsche oppose ainsi l’aristocrate à l’esclave. La morale aristocratique consiste à affirmer les talents, ne cherchant pas à combattre ce qui est mauvais chez les autres. Elle est une affirmation de soi sans qu’il soit question d’asservir son voisin pour arriver à ses fins. La qualité se suffit à elle-même, à condition qu’elle ne soit pas contrainte en permanence, qu’elle ait la capacité de s’extérioriser sans qu’un couperet soit prêt à l’abolir. A l’inverse, Nietzsche reconnaît chez l’esclave une sorte de mépris à la vie, en réaction à l’injustice dont il est la victime. L’esclave selon lui s’enferme dans la victimisation et veut y entraîner tous ceux qu’ils jugent responsables de sa situation, au lieu de s’élever lui-même : « Alors que toute morale noble procède d’un dire-oui triomphant à soi-même, la morale des esclaves dit non d’emblée à un « extérieur », à un « autrement », à un « non-soi » : et c’est ce non-là qui est son acte créateur. Ce retournement du regard évaluateur, cette nécessité de se diriger vers l’extérieur au lieu de revenir sur soi appartient en propre au ressentiment : pour naître, la morale d’esclave a toujours besoin d’un monde extérieur, d’un contre-monde, elle a besoin, en terme physiologiques, de stimuli extérieurs pour agir ; son action est fondamentalement réaction » (La Généalogie de la morale – Nietzsche). Le christianisme s’est ainsi fondée sur la détresse des opprimés, en promettant un ailleurs meilleur que le présent. Sauf que la vie se conjugue avec le présent.