27 Décembre 2009
Corps ou esprit ; esprit ou corps ; corps et esprit ?
Guy de Maupassant fût au XIXème siècle un auteur qui su très habilement, dans un style à la fois fourni et clair, décrire les tourments secouant l’homme, jusqu’à ce que parfois il en devienne un naufragé. L’écrivain narre des situations où le corps ne répond plus, où les sens sont en ébullition, tous deux emportés par une vague sensible qui détourne les gestes et l’esprit du flot quotidien. Ainsi, Maupassant fait état d’actes non commandés par la volonté, où à tout le moins d’agissements dont le personnage principal prend conscience une fois ses effets produits, comme si aucune décision n’avait précédé l’action. Certaines choses nous échapperaient donc, comme la peur qui nous saisit en fonction de circonstances données et qui paralyse nos membres. L’homme serait-il alors la résultante d’une association entre le corps et l’esprit, qui en tant qu’associés conservent chacun leur indépendance vis-à-vis de l’autre ? Ou l’homme est-il plutôt une synthèse d’une conscience et d’une arrière-pensée, un inconscient, le tout enveloppé dans un corps ?
A ces questions, Descartes fait la proposition suivante : tout ce qui n’est pas pensé appartient à la mécanique corporelle. Le philosophe distingue d’un côté l’intelligible, la conscience, de l’autre le physiologique. Toute manifestation qui n’est pas le fruit d’une pensée consciente appartient au corps. Autrement dit, la pensée n’existe que parce qu’elle a conscience d’elle-même. Alain partage cet avis : « Savoir, c’est savoir qu’on sait. ». Cette connaissance de soi, en tant qu’être pensant, est ce qui différencie l’homme du monde animal. C’est pourquoi l’exercice de la pensée est une expression de l’humanité. Ne pas s’y consacrer, c’est laisser le corps guider l’existence, c’est se laisser envahir par des phénomènes qui nous touchent et pourtant que l’on ne connaît pas.
Ainsi, l’inconscient n’existe pas d’un point de vue cartésien. Pas plus chez Sartre d’ailleurs, qui ne reconnaît pas de dimension psychique aux actes dits non conscients. Il parle plutôt sur ce point de « mauvaise foi ». Selon le philosophe de Saint-Germain-des-Prés, « il n’y a pour une conscience qu’une façon d’exister, c’est d’avoir conscience qu’elle existe. ».
La conscience plus précisément
La conscience ne résume pas uniquement au fait de penser tout en se sachant pensant. Elle est également une action, une façon de se diriger vers le monde, de toucher ce qui se trouve à l’extérieur de soi. La conscience est une intentionnalité, c'est-à-dire qu’elle se tourne vers autrui ou quelque chose, elle entre en contact sous la forme soit :
- d’une perception lorsqu’il s’agit d’un objet,
- d’un sentiment concernant un sujet,
- d’un souvenir quand il est question d’une époque antérieure,
- d’une anticipation s’agissant de jours futurs.
Pour reprendre le concept d’intentionnalité développé par Husserl, la conscience est toujours en direction d’un phénomène qui lui est extérieur. Est-ce pour autant que toute projection de l’homme vers son environnement est réalisée consciemment ? N’y-a-t-il pas des moments où nous agissons sans nous rendre compte de ce que nous sommes en train de faire ? Prenons l’exemple du cycliste qui imprime un mouvement continu et régulier pour se déplacer sans que la conscience soit en éveil pour chaque tour de pédalier achevé. Plus une activité s’accomplit de façon automatique, plus la conscience s’efface. Ce sont les habitudes qui créent les automatismes, ce qui signifie que la répétition n’élève pas la conscience, au contraire elle l’éteint, la stérilise. A l’inverse, un contexte nouveau aiguise la conscience. Face à une difficulté, toute la conscience est requise pour dépasser le problème envisagé. L’attention et la concentration sont les moyens dont dispose la conscience pour capter tout ce qui dans l’environnement est nécessaire à la réflexion, laquelle se charge ensuite de déterminer la décision. La conscience existe donc dans un déroulement intelligible qui conduit au choix. Citons à ce propos Bergson : « toute conscience signifie choix. ». La conscience est ainsi liée au présent, au réel, à l’action.
La conscience aussi seule ?
Ce que je fais ou dis, même si j’en ai conscience, correspond-il au sens que je crois donner ou penser ? Autrement dit, suis-je totalement maître de ma personne et de la représentation que j’en fais à destination d’autrui ? N’existe-t-il pas des messages qui se dérobent, que je transmets à mon insu tout en agissant consciemment compte tenu des choix qui m’appartiennent sur ce que je dis ou sur ce que je fais ? Prenons l’exemple d’un sentiment amoureux qui naît sans que les intéressés n’en aient perçu le moindre signe, alors que dans le même temps une tierce personne assistant à la scène remarque, sans qu’aucune parole séductrice ne soit prononcée, qu’un trouble léger s’est installé entre les deux êtres. Il existe donc une distance entre la conscience et la réalité, au-delà de toute erreur d’interprétation ou de réflexion commise par le sujet conscient. De plus, le réel n’est pas uniquement le monde qui s’affiche. La réalité est également intérieure, dans le corps et dans l’esprit, ce qui veut dire que l’homme ne se connaît pas totalement. Il se trouve donc en chacun de nous un côté obscur sur lequel la conscience n’a pas de prise. Tout au plus alimente-t-elle cette part d’ombre en nous, mais en retour elle ne reçoit que des manifestations dont elle n’est pas l’auteur. La Rochefoucauld écrivit à ce propos : « L’amour-propre est souvent invisible à lui-même, il nourrit sans le savoir un grand nombre d’affections et de haines et il en forme de si monstrueuses que lorsqu’il les a mis à jour, il les méconnaît et ne peut se résoudre à les avouer. ». La Rochefoucauld fait avant l’heure une analyse psychanalytique de ses contemporains. En ayant recours au terme d’ « amour-propre », il livre une première ébauche des mécanismes inconscients. Bien des années plus tard, Freud théorise sur l’inconscient et de là met en pratique une médecine inédite, la psychanalyse. Cette thérapeutique d’un genre nouveau consiste à transférer de l’inconscient vers la conscience, c'est-à-dire à révéler au sujet conscient ce qui se cache dans un coin de sa personne et qui pourtant l’influence drôlement dans ses actes et ses pensées. Avec cette découverte, Freud devient l’initiateur d’une révolution qui bouleverse l’entendement humain, après que Copernic nous ait appris que l’homme n’est pas au centre de l’Univers et que Darwin nous ait fait comprendre que nous sommes tous des animaux qui avions évolué. Cette fois-ci, il nous ait révélé que l’homme n’est pas dans l’absolu son propre maître, il ne se gouverne pas totalement. Il se trouve un entre-deux entre la conscience qui nous caractérise aux yeux des autres et de nous-mêmes, et le corps qui réagit selon des phénomènes physiologiques. Tout n’est pas que spirituel ou mécanique. L’inconscient se situe au milieu, ou peut-être au-dessus de chacun. Il n’a en tout cas pas de contact direct avec l’extérieur, mais agit en troublant l’esprit ou le corps. L’inconscient est un monde enfoui en chacun de nous, au contraire de la conscience qui est le lien permanent entre l’intériorité et l’environnement. Héraclite, philosophe grec de la fin du VIème siècle avant J-C avait eu une intuition géniale pour son époque en déclarant ceci : « Les hommes éveillés n’ont qu’un monde, mais les hommes endormis ont chacun leur monde. ».
Et le temps dans tout cela ?
La conscience est également très liée au temps. Elle est une synthèse qui se nourrit du passé (la mémoire) pour vivre présentement (l’expérience) tout en se projetant vers l’avenir (l’anticipation).
Bergson a écrit sur le thème du lien entre la conscience et le temps. Citons-en deux idées majeures :
- « Retenir ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. » ;
- « La conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir. ».