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Les chemins de la culture

Philosophie, économie, politique, littérature, la culture rendue accessible à tous

Le pardon sous l'angle de la philosophie

Pardon.jpgJusqu’où l’homme est-il capable de pardonner ? Existe-t-il une frontière infranchissable permettant de distinguer le pardonnable de l’impardonnable ? Cette limite, si elle existe, a-t-elle un caractère universel ? Autrement dit le pardon est-il vécu de la même façon quelque soit le milieu culturel et historique ? Le pardon enfin est-il à proprement parlé une vertu, à savoir une action volontaire dont le ressort est totalement désintéressé ?

Le pardon est avant tout une rupture dans la chaîne affective. La faute commise par l’un entraîne naturellement le ressentiment de celui qui paie les conséquences du forfait. Cette réaction est d’ailleurs proportionnée à la gravité du préjudice subi et l’intentionnalité ou non du fautif. Une erreur matérielle est vécue différemment d’une attaque corporelle. La première suscite l’agacement, l’exaspération ou la colère, la seconde exprime très rapidement des instincts brutaux, comme la vengeance. Le pardon consiste donc à dépasser une logique naturelle parce qu’il en va de la paix civile. En effet, tout acte est irréversible. Il est impossible d’effacer ce qui a été fait. Tout juste peut-on oublier, mais le souvenir s’aiguise plus facilement au contact du mal, l’offense s’inscrivant aisément dans la mémoire, parfois même d’une encre indélébile. Ainsi, si l’homme n’était pas en mesure de pardonner, c'est-à-dire de s’engager dans l’avenir sans rancœur ni haine pour poursuivre ses relations, la paix humaine serait impossible. Le mal sans pardon ne peut conduire qu’à des représailles sans fin, une réponse au mal par le mal autoentretenue et qui s’autoalimente en étant de plus en plus violente car en toile de fond s’y joue la sécurité physique de chacun. Hannah Arendt souligne d’ailleurs le miracle qui entoure le pardon, à savoir cette capacité de donner naissance à quelque chose de différent du simple effet déterminé par une cause, cette « rédemption possible de la situation d’irréversibilité » selon ses termes. Le pardon est donc un comportement énigmatique mais impératif. Est-ce pour autant que cette impérativité soit sans borne ? Est-il possible et nécessaire de pardonner à celui ou celle qui nous atteint dans notre propre chair, directement ou non, qu’il s’agisse de notre corps ou de celui d’un proche ? Nous pourrions répondre que seule une grande âme est disposée à tout pardonner. Le pardon, selon la profondeur de l’offense, exige une force capable de bouleverser les mécanismes naturels. Le pardon est en effet un don, don d’humanité à celui qui n’en a pas fait preuve précédemment mais dont la rédemption est toujours possible, et en pardonnant nous l’y aidons. Le pardon est aussi un exercice de liberté car il résulte d’un choix, d’une volonté de transformer une situation donnée en une autre. Pour cela, il faut disposer de ressources suffisantes, que certains trouvent par exemple dans la foi, le Christ sur la croix étant pour eux le symbole même du renoncement total à la haine dirigée contre les bourreaux. D’autres font usage de la raison pour surpasser leur désir de vengeance. Ils s’imposent une ascèse qui leur permet de circonscrire les réflexes passionnels. Le pardon ouvre alors de nouvelles voies, de nouveaux instants dont la genèse est la liberté, différents d’un déroulement attendu, quasi-automatique. Pardonner est donc bien ce qui fait la grandeur de l’âme. Cependant prenons garde, il ne s’agit pas d’échapper à une condition par trop humaine pour ensuite s’en gargariser, mais d’engager avec autrui un rapport surpassant l’animosité sans qu’il soit tenu compte d’intérêt particulier, hormis pour chacun de progresser vers plus d’humanité, car le pardon est un pas en avant au contraire du cachot qui entoure le ressentiment. Le pardon n’est cependant pas une alchimie qui transformerait le mal en bien. Rappelons-le, les faits sont ineffaçables. Il ne s’agit pas d’oublier, les souvenirs douloureux étant autant de témoignages sur ce qu’il ne convient de ne plus faire. La mémoire du mal est utile pour s’engager dans l’avenir, et non l’obsession du préjudice subi. Cette dernière posture ne serait d’ailleurs qu’un prolongement du mal accompli en lui donnant encore plus de force qu’il ne le mérite, en l’inscrivant dans le temps pour le statufier en fatalité.

Le pardon est donc une condition nécessaire à la vie. Mais lorsqu’il est question d’un crime dépassant l’entendement humain, lorsqu’il s’agit d’être face à la barbarie, lorsque l’acte accompli est la plus détestable des négations de l’humanité, sommes-nous encore capables de pardonner ? Le pardon pour être donné suppose la compréhension du forfait. Un acte incompréhensible, dénué de tout sens commun, peut-elle être la mesure d’une attitude volontaire destinée à figer le mal pour bâtir le bien ? Le XXème siècle par exemple a plongé l’homme dans des déchaînements génocidaires au-delà de tout sens civilisé dont se nourrit le pardon. A propos de l’horreur nazie, Hannah Arendt estime que l’homme se trouve face à un mur d’incompréhension qu’il serait impossible à franchir : « le châtiment a ceci de commun avec le pardon qu’il tente de mettre un terme à une chose qui, sans intervention, pourrait continuer indéfiniment. Il est donc très significatif, c’est un élément structurel du domaine des affaires humaines, que les hommes soient incapables de pardonner ce qu’ils ne peuvent punir, ce qui se relève impardonnable. C’est la véritable marque des offenses que l’on nomme depuis Kant « radicalement mauvaises », et dont nous savons si peu de chose, même nous qui avons été exposés à une de leurs rares explosions en public. Tout ce que nous savons, c’est que nous ne pouvons ni punir ni pardonner ces offenses, et que par conséquent elles transcendent le domaine des affaires humaines et le potentiel du pouvoir humain qu’elles détruisent tous deux radicalement partout où elles font leur apparition. » (Condition de l’homme moderne – Hannah Arendt).

Il existerait ainsi de l’impardonnable, dont la justice international s’est notamment saisi en le qualifiant de crime contre l’humanité. Il s’agit d’un acte dont la portée dépasse la victime en tant qu’individu parce que c’est toute la civilisation qui souffre de la barbarie dont il est la manifestation, laquelle n’est qu’un retour en arrière dans l’échelle de l’évolution. Le pardon n’y trouve donc pas vraiment sa place, n’étant pas en présence d’une relation strictement interpersonnelle. Jankélévitch à ce sujet va plus loin, en parlant de trahison quant au pardon qui serait donné dans telle situation : « Un crime contre l’humanité n’est pas une affaire personnelle. Pardonner, ici, ne serait pas renoncer à ses droits, mais trahir le droit. ». Le pardon concernant un fait annihilant toute expression d’humanité serait, vis-à-vis des hommes qui en sont la représentation, les corrompre. Le pardon est ainsi limité selon l’étendue de la relation. Autrement dit, pardonner repose sur un face à face entre le fautif et celui ou ceux qui ont enduré la faute. Il se situe dans un espace limité alors que la faute parfois concerne toute la collectivité. C’est ainsi que le droit et la justice suppléent le pardon pour ce qui est du domaine collectif. Levinas nous explique à ce propos que le pardon n’est plus l’affaire de deux mais de trois : « Si un homme commet une faute à l’égard d’un homme,…il faut qu’un tribunal terrestre fasse justice entre les hommes ! Il faut même plus que la réconciliation entre l’offenseur et l’offensé, il faut la justice et le juge. Et la sanction. Le drame du pardon ne comporte pas seulement deux personnages, mais trois. ». Le pardon n’est donc pas suffisant pour pérenniser le vivre ensemble. La société exige des règles applicables à tous et des sanctions adressées à ceux qui ne les respectent pas. Ce qui signifie que la justice ne puisse être rendue par la victime car la peine, pour qu’elle conserve son caractère civilisé, doit être exempt de toute initiative personnelle. Une société n’est viable qu’à condition d’assurer la sécurité de ses membres, laquelle doit être construite sur des fondements reconnaissables par tous, exclus de toute subjectivité. Nénamoins, le pardon, au-delà de sa dimension intersubjective, participe de ces fondements dans le principe qu’il représente, soit comme exposé ci-dessus sur une démarche mettant fin aux effets du mal. Sur le plan collectif, cette fin se matérialise par un jugement rendu par un tribunal dont les magistrats et les jurés n’ont été exposés, ni directement ni indirectement, aux dommages produits par la faute jugée. Les jurés n’ont ainsi pas à pardonner mais à rendre la justice.

Présenté ainsi, le pardon se vit donc dans un ordre, la justice dans un autre. Néanmoins, n’existe-t-il pas une troisième voie complémentaire des deux autres, celle où le pardon dépasse même la justice en tant que réaction désintéressé dans l’absolu, qui n’exige pas l’établissement d’une nouvelle relation, qui s’adresse même à celui qui refuse d’être pardonné ? Jankélévitch y croit : « Le pardon ne demande pas si le crime est digne d’être pardonné, si l’expiation a été suffisante, si la rancune a assez duré…Il n’y pas de faute si grave qu’on ne puisse en dernier recours, la pardonner. Rien n’est impossible à la toute-puissante rémission ! Le pardon, en ce sens peut tout. Là où le péché abonde, dit Saint-Paul, le pardon surabonde…S’il y a des crimes tellement monstrueux que le criminel de ces crimes ne peut même pas les expier, il reste toujours la ressource de les pardonner, le pardon étant fait précisément pour ces cas désespérés et incurables. » (L’imprescriptible – Jankélévitch). De façon similaire, Pascal inscrit le pardon dans un ordre supérieur, celui du cœur, qui supplante le corps animé de vengeance et l’esprit qui répond à la justice. Le cœur n’a point de limite. Il peut donc tout pardonner !

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J
Jankélévitch refuse la pardon en ce qui concerne la shoah; Vous avez bien parlé de la grandeur du pardon, mais il y a un moment où ce serait absurde de dire, comme le philosophe, que le pardon est impossible ou qu'il est possible. Cela le dépasse. Cela ne dépend pas de lui. D'ailleurs pardonner à qui exactement, et quoi exactement ? Et de quel droit si on n'est pas personnellement capable de mesurer l'offense ou le préjudice faits. Il ne faut pas, à mon sens, donner au pardon une dimension telle qu'il ne serait plus humain et conscient. <br /> On ne va pas se mettre à se demander si on peut pardonner les crimes qui ont été commis sur des communautés du passé dont on est proche; <br /> En revanche, il est dangereux d'insister, comme on le fait, sur le caractère inexpiable, impardonnable de certains crimes; Parce que cela signifie très exactement que ceux qui auraient quelque rapport avec les coupables n'ont plus à demander pardon ou à chercher le pardon; On leur dit : c'est inutile. Et les conséquences....
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N
Très bon article merci à vous
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C
Ce n'est que parce que le pardon vient du coeur qu'il peut faire des miracles. Je suis comme Jankélévitch, j'y crois profondément. Trés bel article, magnifiquement présenté.
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B
Je suis ravis de lire tout ceci,car conforme et admirable
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