17 Octobre 2012
Tout à coup, la chose n’est plus tout à fait ce qu’elle était précédemment, c’est-à-dire ordinaire, sans discussion, sans sujet. Soudainement, la chose prend une dimension nouvelle. Est-elle plus volumineuse ? Plus lourde ? Plus spacieuse ? Non, rien de cela. Elle est identique à ce qu’elle était, à ce qu’elle est, à ce qu’elle sera peut-être. Sa forme reste la même, ses couleurs également, et pourtant elle semble brutalement si différente. Cette différence pourtant n’a rien avec la chose elle-même ; elle est affaire de perception. La chose n’a pas évolué. C’est le regard que nous en avons qui tout à coup n’est plus le même. Ce changement peut être minime, sans que la conscience s’en alerte. On voit peut-être mieux, ou moins bien, sans s’en rendre compte, sauf à ce que ces évolutions perceptives impactent significativement notre jugement et les décisions qui en découlent. Toutefois, il arrive que nous sortions du rapport ordinaire avec les objets qui est d’être présent en leur sein sans y prêter la moindre attention. Habituellement, nous voyons sans regarder. Exceptionnellement donc, avec soudaineté, nous ne sommes plus le même avec les choses. Nous nous les représentons dans toute leur plénitude, leur évidence, sans en avoir l’explication. Soudainement, tout est là, totalement, absolument, absurdement. Car c’est bien de cela dont il s’agit. Ce n’est pas tant que les choses nous soient données, c’est qu’elle ne s’explique pas sur leur présence. Certes, il est des raisons particulières qui justifieront toujours pourquoi telle chose est là à tel moment, à tel endroit. Mais ces raisons ne sont que la surface d’un monde sensé à notre image, comme s’agissant de notre reflet que proposerait un lac étale pour dissimuler ce qui s’y trouve en profondeur. Dépassant les causalités convenues, d’usage, on ne s’explique pas le pourquoi de la chose, et ce mystère la transforme. Elle n’est plus une image que l’on ne voit pas. La chose devient tout autre. Elle est maintenant omniprésente. On ne voit plus qu’elle. Son silence est assourdissant, son mystère envahissant. Sa présence donc ne s’explique pas, ce qui veut dire qu’elle aurait très bien pu ne pas être. Rien ne la justifie, il en est donc de même à propos de son absence. Ce qui est absent n’a ainsi pas moins d’importance que ce qui est. Cette expérience du réel est pour le moins troublante. On ne sait plus vraiment sur quel pied danser ! Quel crédit en effet accorder à ce qui est à partir du moment où ce qui est présent ne s’explique pas plus que ce qui est absent ? Ou bien on peut se sentir comme étouffé par la présence de toute chose, être nauséeux comme Roquentin, lorsque le monde brusquement dégouline et vous engloutit dans sa transpiration. Que faire alors de ce qu’on pourrait désigner, à la suite de Lucien Jerphagnon, comme l’intuition de la contingence ? Créer assurément, c’est-à-dire générer de la nécessité. Ceci ne répond aucunement au pourquoi des choses. D’ailleurs, y-a-t-il seulement une réponse ? Sans le savoir, la question n’en est pas moins essentielle parce qu’elle est au fondement de notre humanité. Se demander pourquoi ce qui est est, en pensant qu’il aurait pu en être autrement, est une interrogation qui a traversé les âges, et les traversera encore, comme s’agissant d’un témoin que les hommes se passent à travers le temps.