20 Mars 2011
Lorsqu’un crime odieux est commis, son auteur est de suite considéré comme un être inhumain par la conscience collective. Celle-ci déchoit le criminel de son humanité. L’assassin n’est plus un homme, c’est une bête. Cette considération est surtout d’ordre émotionnel. On ne peut s’imaginer être de la même espèce que celle ou celui dont les agissements s’inscrivent dans l’horreur, dans le mal absolu. Mais reconnaître une inhumanité chez un individu, c’est aussi, par opposition, prendre le parti de définir ce qu’est l’homme. C’est surtout estimer qu’il existe une essence humaine, bonne de surcroît, dont l’inhumain est exclu car perçu comme bestial. L’inhumanité est pensée comme une bestialité dont l’homme serait étranger, cet homme civilisé qui a su s’arracher de son état naturel avec le progrès. L’inhumain est alors vu comme un rechute, soit civilité qui s’écroule pour retrouver un instinct animal. Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, explique que l’homme diffère de l’animal de par sa perfectibilité, ce qui laisse à penser que la décadence est également une issue possible au destin humain lorsque l’homme ne s’accomplit pas dans cette perfectibilité qui le caractérise : « N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? » Il s’agit même plus que d’un retour de la culture à la nature. En effet, l’animal n’est ni bon, ni mauvais, il est naturel. L’animal ne torture pas. L’animal ne prend pas de plaisir à faire ou voir souffrir. L’homme par contre est capable de cela. On ne peut donc pas dire qu’il est un animal, une bête, lorsqu’il agit avec perversité. Qu’est-il alors ? Divin, surnaturel ? Evidemment non. S’il n’est ni un animal, ni Dieu, ni surnaturel, c’est bien qu’est homme celui que l’on qualifie d’inhumain. La monstruosité dont il est la représentation n’en est pas moins le résultat d’un acte culturel. C’est ce que disait implicitement Rousseau lorsqu’il s’interroge sur la perfectibilité : l’homme qui ne s’y inscrit pas n’en est pas moins un homme ; il n’est pas un être humain revenu à un état instinctif, mais le produit d’une culture vouée au mal. Ainsi, l’inhumain ne peut être rejeté de l’humanité car il lui appartient. L’histoire d’ailleurs nous enseigne que l’inhumanité peut être la conséquence d’une entreprise politique, comme le prouve le crime nazi contre les Juifs d’Europe. Jankélévitch déclarait à ce propos, dans L’Imprescriptible, que « l’extermination a été doctrinalement fondée, philosophiquement expliquée, méthodiquement préparée par les doctrinaires les plus pédants qui aient jamais existé. » Ce sont des hommes, et non des bêtes, qui ont organisé et accompli le massacre de millions de personnes. Ces hommes ont d’ailleurs agi de la sorte au nom d’une morale, cette morale qui pourtant distingue l’esprit humain du reste du vivant. Les nazis étaient des êtres moraux, mais leur morale était toute entière empreinte d’inhumanité, ce qu’explique Primo Levi dans son ouvrage Les Naufragés et les Rescapés, à propos des SS : « Je ne veux pas dire qu’ils étaient faits d’une substance humaine perverse, différente de la nôtre […] : ils avaient simplement été soumis pendant des années à une école dont la morale courante avait été inversée. » Ainsi, l’inhumanité n’existe pas par opposition à une essence humaine, mais à partir de valeurs qui lorsqu’elles sont appliquées, font de l’acte un crime odieux, atroce, mais qui n’en reste pas moins commis par la main de l’homme. Nous ne sommes donc pas si étrangers que cela de ce qui est inhumain. Nous ne pouvons donc pas affirmer que cela ne nous concernera jamais. Prenons garde alors à ne pas y tomber, et cela incessamment.