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29 Janvier 2011
Albert Einstein nous livra, à propos du mal, l’énoncé suivant : « Le monde est un endroit redoutable. Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, qu’à cause de ceux qui voient le mal et ne font rien pour l’en empêcher. » Ainsi, le mal ne serait pas conditionné exclusivement à l’action, la passivité y contribuerait également. Imaginons une femme victime d’un agresseur, appelant à l’aide, et quelques individus assistant à la scène et ne répondant pas à ses appels, feignant l’occupation pour ne pas intervenir. Qui sont les plus condamnables ? L’agresseur ? Les spectateurs ? Les deux ? Le fait qu’aucune personne ne vienne prêter assistance à une victime représente ce que la psychologie sociale appelle « l’effet témoin ». Ce concept nous dit que chaque témoin est persuadé que parmi ceux qui comme lui assistent à la scène criminelle, quelqu’un d’autre que lui interviendra et qu’il n’est donc pas nécessaire de s’interposer. Il ne s’agit pas tant de lâcheté que d’un phénomène psychologique inhérent au groupe, lequel entraîne une dissolution de la responsabilité individuelle. Dans l’exemple, le groupe est involontaire. Mais lorsque plusieurs individus décident de se réunir pour ensemble viser un ou plusieurs objectifs, d’autres dynamiques se créent. L’une d’elle est la conformité, à savoir que chaque membre du groupe adapte sa conduite personnelle en référence à la volonté commune. Que cette volonté soit construite et partagée par tous, chaque membre alors se conforme. Que cette volonté soit l’apanage de quelques-uns ou d’un seul, les autres dès lors s’y soumettent. Peuvent-ils alors être déclarés responsables des effets induits par une volonté à laquelle ils ne participèrent pas quant à définir son contenu ? Peut-on être coupable d’avoir été soumis ? Lors de son procès en 1962, Adolph Eichmann, ancien haut-fonctionnaire nazi, se défendit de la sorte devant ses juges, en affirmant qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres, qu’il s’était soumis à la volonté de ses supérieurs hiérarchiques. Hannah Arendt couvrit l’évènement pour le New York Times. La philosophe conclut que tout individu ordinaire peut se rendre responsable des pires agissements sans être par nature un monstre. Cette conclusion, elle la résume dans les termes suivants : « la banalité du mal ». Un fonctionnaire zélé pourrait ainsi devenir le rouage essentiel d’une machinerie étatique visant à exterminer une partie de l’humanité, sans que ce fonctionnaire ait des antécédents crapuleux, ni une appétence pathologique à faire le mal. La soumission serait suffisante. Mais les dernières recherches historiques sur les hauts responsables nazis tendent à démontrer qu’Hannah Arendt s’est trompée au sujet d’Eichmann. Celui-ci en effet était un antisémite notoire et il a fait plus qu’exécuter des ordres, il a pris des initiatives. Comme lui, d’autres responsables de l’extermination des juifs ont été plus que de simples exécutants, ils se sont investis et accomplis dans l’entreprise exterminatrice. Et s’ils ont agi de la sorte, c’est parce qu’ils étaient animés par une idéologie, et non un idéal, mais aussi par une morale. Aussi abominables que soient leurs crimes, les nazis, comme d’autres bourreaux de masse ensuite, au Rwanda, ou encore en Serbie, agirent moralement, c’est-à-dire conformément à ce qu’ils pensaient être bien. Les massacres de masse ne sont pas de la perversité, ni le résultat d’une soumission aveugle. Ils résultent d’une mise en conformité par rapport à un contexte donné, selon une pensée meurtrière à laquelle les exécutants adhèrent et en font une éthique. Et le groupe fondée par cette adhésion est un instrument de dynamique collective, qui diminue chez l’individu le sentiment de responsabilité personnelle et permet ainsi de commettre les pires atrocités.