24 Décembre 2009
Qu’est-ce qui motive chez l’homme ce besoin de vérité ? Quelle est cette force qui l’anime lorsqu’il tente d’objectiver le réel ? Ne serait-il pas plus confortable d’exister au gré des désirs, de traverser la vie selon ses émotions sans interrogation, le questionnement étant aussi consommateur de temps ? Est-il impossible que l’homme fasse autrement que de connaître ? Aristote répond à cette dernière question en précisant que la nature humaine et l’étonnement sont consubstantiels. L’homme fait acte de science parce qu’il est ainsi fait. La démarche est désintéressée car elle est l’expression de lui-même. Auguste Comte s’inscrit également dans cette thèse mais de sa part il s’agit plus d’une réaction vis-à-vis de ses contemporains : « Nous ne devons pas oublier que les sciences ont avant tout une destination plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental qu’éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes ». Pour Comte, la bourgeoisie fait preuve d’amnésie en sacralisant l’utilitarisme ; elle corrompt l’expression humaine en réduisant sa sensibilité à une stricte volonté orientée vers l’utile, ne se préoccupant que de l’intérêt que chaque chose porte en elle. Albert Einstein ne dit pas différemment lorsqu’il désigne la physique comme une nécessité rationnelle et qu’il justifie l’activité des hommes de science de façon suivante : « Ce qui les a poussés vers le temple, c’est une aspiration au monde de la contemplation et de la compréhension objectives ». (Einstein - Discours prononcé à l’occasion du soixantième anniversaire de Max Planck). La science aspire donc certains vers toujours plus de connaissances. Qu’y découvrent-ils ? La beauté du monde, une esthétique, « …la science mérite d’être poursuivie car elle révèle la beauté de la nature » toujours selon Einstein. Cette majesté qui se dévoile peu à peu, au fil des avancées scientifiques, tend à soigner l’âme humaine de ses tourments. Spinoza se fait l’écho de cette révélation d’essente thérapeutique : « Je commençais à m’apercevoir qu’au-dehors se trouve un monde immense qui existe indépendamment de nous autres êtres humains et qui se tient devant nous comme une grande et éternelle énigme mais accessible, au moins en partie, à notre perception et à notre pensée. Cette considération me fit entrevoir une véritable libération et je me rendis compte que des hommes que j’avais appris à estimer et à admirer avaient trouvé, en s’abandonnant à cette occupation, la liberté intérieure et la sérénité ». En plus de l’esthétique, il est question de libération, soit moins de chaînes ou plus de liberté grâce à la connaissance. Le sachant ne connaît certes pas tout mais il sait ce qui emprisonne : la superstition et, selon la terminologie kantienne, la minorité intellectuelle. Kant d’ailleurs, en défenseur de l’émancipation des esprits, énonce le conseil suivant : « ose te servir de ton propre entendement ». La même idée parcourt Frédéric Joliot-Curie, sommité scientifique et prix Nobel de chimie pour ses travaux sur la radioactivité artificielle : « La pure connaissance scientifique nous apporte la paix de l’âme en chassant les superstitions, en nous affranchissant des terreurs nuisibles et nous donne une conscience de plus en plus exacte de notre situation dans l’univers ».
La science présentée ainsi fait preuve d’une grande vertu, à condition que son usage soit désintéressé, ce qui n’est pas forcément le cas. Le désintérêt absolu est un leurre car tout individu agit selon sa personne, de tout son être, ce qui en soit représente un minimum d’intérêt personnel, y compris dans le milieu scientifique. Quelques grands penseurs se sont intéressés à cette question du désintérêt dans l’univers de la connaissance. Epicure par exemple n’y croit pas. Pour le stoïcien, l’homme accomplit des actes selon l’utilité qui en découle, tout caractère utilitaire étant pourvu d’intérêt. Le savoir ne se laisse pas conquérir sans résistance, il requiert un travail, un effort réalisé dans un but précis, comme celui d’apaiser les âmes. Selon Epicure, l’homme en connaissant tente de s’affranchir de la tragédie de sa situation qui le poursuit chaque jour et le conduit inévitablement vers la mort. Il est donc plus que nécessaire de peupler le quotidien qui nous assaille, de le colorer, de lui donner une épaisseur, un sens, pour éviter qu’il ne soit qu’un décompte inexorable vers la fin. Il ne s’agit pas de mourir trop tôt mais de s’évader un temps soit peu, de s’élever plus haut que l’abîme. Einstein aussi fait référence à la dimension évasive qui entoure la démarche scientifique, mais également artistique : « Mais d’abord en premier lieu, avec Schopenhauer, je m’imagine qu’une des motivations les plus puissantes qui incitent à une œuvre artistique ou scientifique, consiste en une volonté d’évasion du quotidien dans sa rigueur cruelle et sa monotonie désespérante, en un besoin d’échapper aux chaînes des désirs propres éternellement instables. Cela pousse les êtres sensibles à se dégager de leur existence personnelle pour chercher l’univers de la contemplation et de la compréhension objectives. Cette motivation ressemble à la nostalgie qui attire le citadin loin de son environnement bruyant et compliqué vers les paisibles paysages de la haute montagne, où le regard vagabonde à travers une atmosphère calme et pure, et se perd dans les perspectives reposantes semblant avoir été créées pour l’éternité ». (Einstein – Discours prononcé à l’occasion du soixantième anniversaire de Max Planck). Evasion, ou diversion récréative, comme le conçoit plus Pascal, pour qui l’homme se divertit pour oublier la misère de son existence. Le pouvoir, ou encore le prestige, peuvent être l’objet de ce divertissement, et dans ce cas la connaissance serait plus un moyen qu’une fin. Entre le savoir et le narcissisme, il n’y a parfois qu’un pas à franchir. La science aime les honneurs, célèbre ses Nobels. Elle se complait également dans la technicisation du monde. Ainsi, l’homme ne recherche plus pour acquérir un savoir fondamental. Il souhaite à la place disposer de toujours plus d’industries pour dominer la nature. Si Prométhée lui a donné le feu et la technique, c’est bien pour qu’il s’en serve. Ainsi, la science est aussi au service de la puissance de l’homme ; elle doit selon Descartes « nous rendre comme maître et possesseur de la nature ».
La volonté de puissance qui caractérise la nature humaine nourrit ainsi le désir de connaissance. Cette volonté n’est pas à comprendre exclusivement dans un sens belliqueux. Elle serait même tout le contraire d’une aspiration guerrière, en tant qu’expression de la vie, et la connaissance participe de cette expression. Nietzsche, dans La Volonté de puissance, écrit : « La mesure du besoin de connaître dépend de la mesure de la croissance dans la volonté de puissance de l’espèce ; une espèce s’empare d’une quantité de réalité pour se rendre maître de celle-ci, pour la prendre à son service ». On retrouve ici le caractère utilitaire de la science mais il ne s’agit pas d’une utilité technique ordonnatrice. Il est plus question pour l’homme de se représenter le monde à sa façon, même si la lucidité l’avertit que le réel n’est que chaos, confusion, jeu de forces contradictoires. L’homme a besoin, dans l’accomplissement de sa volonté de puissance, de donner du sens là où il n’y en a pas, et c’est cela qui contribue à sa grandeur. S’il veut se préserver, ce qui lui est proprement naturel, il ne peut pas accepter le désordre et l’absurdité comme uniques horizons. Il n’est cependant pas question que l’homme se berce d’illusions pour voiler cette insécurité qui l’entoure. Nietzsche s’y refuse : « Notre monde c’est bien plutôt l’incertain, le changeant, le variable, l’équivoque, un monde dangereux peut-être, certainement plus que le simple, l’immuable, le prévisible, le fixe, tout ce que les philosophies antérieures, héritées des besoins du troupeau et des angoisses du troupeau, ont honoré par-dessus-tout ». Nietzsche prend ainsi la philosophie ancienne en défaut, la présentant comme une machine à songes. La connaissance est ici mensongère, elle est le reflet d’une impuissance vis-à-vis d’une réalité que l’homme estime par trop dangereuse et qu’il se refuse donc à affronter de face. L’homme réagit lorsqu’il s’inscrit et prolonge des thèses chimériques, alors que la volonté de puissance exige des actes et non des réactions. En promoteur des forces actives, Nietzsche propose deux attitudes. La première consiste à donner forme au réel selon ses besoins ou aspirations, tout en évitant d’être dupé par la croyance en une vérité absolue. Il faut savoir faire usage du chaos, s’en saisir et l’exploiter pour son propre compte, comme les Grecs ont pu le faire selon Nietzsche dans Le Gai Savoir : « Ah ! Ces Grecs, comme ils savaient vivre ! Cela demande la résolution de rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie, à l’épiderme, d’adorer l’apparence et de croire à la forme, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels…, par profondeur ! Et n’en revenons-nous pas là, nous casse-cous de l’esprit, qui avons escaladé le sommet le plus élevé et le plus dangereux de la pensée actuelle et qui, de là, avons regardé autour, et qui, de là, avons regardé en bas ? Ne sommes-nous pas, précisément cela…, des Grecs ? Des adorateurs de la forme, des sons, des mots ? Artistes donc ? ». L’artiste donc, le vrai, celui qui est lucide, est un héros. Il essaie par son œuvre de nous arracher à la cruauté du chaos et au désespoir du vide. Il nous livre du sens en nous avertissant qu’aucune vérité ne validera ce sens donné car il n’en existe point. Quant à la deuxième voie envisagée par Nietzsche, elle consiste à dépasser l’absurdité en désirant les choses, telles qu’elles sont, même si la cruauté n’est jamais très éloignée de la nécessité. Le courage est aussi le père de la connaissance.